Les Vieilles (pierres) 8

IV

   Pour une fois le chien la suit, et de près. Au lieu d’être tout absorbé par ce que lui dit sa truffe il a pris depuis le départ un air circonspect, quasi réfléchi, qui lui va fort mal ; comme en dedans de lui-même, à l’écoute de la patte avant qui lui a fait si mal pendant plusieurs jours bien qu’il l’ait léchée avec application, puis avec tant de frénésie qu’elle l’a emmené chez l’homme dont la maison est pleine d’odeurs affolantes. Quand il s’est retrouvé sur son coussin habituel, cette odeur lui collait aux poils ainsi qu’un gros pansement.  Il avait soif et faim. Et elle l’avait laissé sans manger jusqu’au soir ! Ça allait très mal.

Elle est partie au point du jour pour éviter la chaleur qui chauffe à blanc les pierres de la colline en cette fin juillet et ménager ses coussinets encore tendres. Mais visiblement, il est guéri. Déjà il allonge le pas et commence à lorgner du côté des broussailles mais elle est déterminée à faire acte d’autorité et à le garder ‘à ta place’. Mon bonhomme, pas deux épillets en un mois ; c’est une promenade de convalescent. Alors, on reste sur la piste et on ne coupe pas les virages à travers bois.

Arrivée devant La Castille, elle s’immobilise, soudain désemparée. Quelqu’un a en partie dégagé la ruine des gravats qui s’y accumulaient et les a rassemblés en un gros tas devant. Les alentours du puits ont été débroussaillés et quelques-uns des blocs qui l’obstruaient enlevés si bien que le chien doit descendre un peu pour trouver l’eau. Et sur l’un des pans de murs s’étale un avertissement à le peinture rouge : « Propriété privée. Danger ! »

Et puis quoi encore ! marmonne-t-elle pour conjurer son inquiétude. Sans doute des jeunes, se dit-elle, qui ont voulu se donner des sensations. Elle repense au nombre de restanques que ses copains et elle ont démolies pour en aligner les pierres sur le sol, selon des plans compliqués, et figurer ainsi les multiples pièces des ‘maisons’ où ils mettaient en scène des romans toujours bruyants. Une absence de pierres sur cinquante centimètres signalait la porte : « Là, tu peux pas passer, c’est fermé ! » Est-ce que toutes les maisons sont destinées à devenir des alignements de pierres dans des rêves d’enfants ? Ici, il s’agissait peut-être d’un pari : « Chiche qu’on y passe toute la nuit ! » L’important, c’était qu’ils ne foutent pas le feu à la colline. Mais elle ne voit aucune trace de barbecue et poursuit son chemin. Le chien en a profité pour lui mettre vingt mètres dans la vue. En arrivant chez ‘la limonade’, elle découvre avec ravissement qu’une minuscule grappe s’est formée sur la vieille vigne de la terrasse. Petite comme elle était, cette grappe lui faisait un bien fou, lui permettait d’effacer la mise en garde obscène sur La Castille. Elle l’encourage à mi-voix : Accroche-toi avec tes vrilles, pousse, je ne peux rien faire de plus pour toi.

Suffit pour ce matin. Elle rebrousse chemin et, à la fourche, prend le sentier qui conduit tout droit chez Honor.

                            Les vieilles

« Elle avait raison, Honor, de dire qu’une vigne, ça ne meurt jamais. De là à faire du raisin ! Dieu sait qu’elle en a fait, celle-là, quand elle couvrait toute la terrasse ; et du bon ! Une panse dorée à grains énormes sans presque de pépins, et la peau fine ! Pas de ces raisins qui vous obligent à crachouiller les trois quarts de ce que vous avez dans la bouche. Les dernières grappes, je les cueillais avec un bon bout de sarment, je les suspendais à l’abri et, en décembre, elles étaient encore juteuses, pleines du soleil de septembre, même si les grains s’étaient un peu ridés. Rien ne lui faisait plus plaisir, à Pascual, quand je les sortais pour Noël. Avec des figues sèches et les amandes qu’on cassait à l’étau tant elles avaient le bois dur, ça nous faisait nos ‘treize desserts’ et on se régalait. Et quand j’avais pu préparer du vin d’oranges, j’en versais un peu dans les deux seuls verres à pied que nous possédions et personne n’était plus heureux que nous. Alors Pascual se mettait à parler — Oh, ça ne durait jamais bien longtemps ! Des chantiers en train, de ses projets pour la maison. Il avait sans cesse des idées pour l’embellir et pour me faciliter la vie.

Et puis quand nous étions prêts à aller nous coucher, il mettait un bras autour de mes épaules et me serrait contre lui un instant ; et c’était comme s’il disait « ma femme » et moi, je me pensais : « C’est mon homme ». La seule fois où je l’ai vraiment entendu dire ces mots-là, c’était à sa mère, la première fois qu’il m’a menée dans sa loge de concierge. Elle m’a jeté un coup d’œil et a lancé : « Qu’est-ce que tu nous ramènes ! ». Et lui, il a répondu : « C’est ma femme ». Et Maria n’a rien dit d’autre. Et pourtant c’était rare quand elle ne parlait pas, à toute vitesse, dans son mélange de piémontais et de français et sans se soucier que les gens la comprennent ou non. Mais ce jour-là, elle n’a rien dit et par la suite, pendant toutes ces années, chaque fois que Pascual m’a mis le bras autour des épaules pour me serrer contre lui, j’ai ressenti la même bouffée de fierté et de joie. Et c’est Maria qui, en faisant les escaliers et en alpaguant tous les locataires, volontaires ou non, pour un brin de causette, a su que le vieux du 3è gauche avait un terrain dans la colline et qu’il cherchait à s’en débarrasser. Elle l’a entrepris sans relâche et a fini par faire baisser le prix qui n’était pas bien élevé : « Les jeunes, c’est pas fait pour vivre avec les vieux ; maintenant que ta femme attend le petit il faut que tu lui construises une maison ».

Et c’est ce qu’il a fait. Tous les dimanches et le soir, quand il ne terminait pas trop tard. Souvent, son collègue, Lorenzo, l’accompagnait.. Ils faisaient déjà équipe à l’époque et, à eux deux, ils ne craignaient personne pour monter des murs costauds et bien droits. Ils travaillaient sans presque se parler, chacun savait que l’autre aurait le geste ou l’outil voulu quand il le fallait. Lorenzo aussi était italien, sec comme un coup de trique mais d’une force étonnante. Pascual, lui, ce qu’il aimait vraiment, c’était la décoration. Une fois la maison finie, à ses moments perdus… Allons, sois honnête, ma fille, c’est toi qui les lui as fait perdre, ces moments-là ! Toujours est-il qu’ avec le frère d’Honor, il a appris les techniques qui permettent d’imiter au vernis des lambris plus vrais que nature et à la peinture des dessus de table en marbre. Il a commencé par des effets plus simples évidemment, comme ce tracé à la peinture blanche pour créer l’illusion d’un encadrement en brique autour des deux portes qui donnaient sur la terrasse. Honor et Gabrielle en sont restées estomaquées, ce qui s’est traduit par des cris d’admiration chez la première et par un haussement de sourcil chez la seconde accompagné d’un bref : « Si je m’attendais… » A ce que des purotins comme nous ne se contentent pas d’un cabanon solide et modeste et en fassent une vraie maison, jolie de surcroît, voilà ce qu’elle voulait dire ! Il faut dire que ‘mon-époux-le-Colonel’ sévissait encore à l’époque. Paix à son âme, il y a prescription depuis bien longtemps. »

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Chaque fois qu’elle débouche sur la terrasse d’Honor, elle repense à leurs soirées de juillet, quand l’heure douce et leurs bavardages s’éternisaient. Pour dîner elles rapprochaient le guéridon de la façade du cabanon afin de profiter de l’ampoule électrique sous son abat-jour en métal émaillé ; « Tu voudrais pas qu’on se manque la bouche quand même ! ». Vers 9h, les cigales jouaient à remettez-nous-ça-garçon et avec tant d’enthousiasme qu’Honor et elle se taisaient et s’absorbaient dans le spectacle des tarentes sur le mur où la lumière attirait les insectes. Un petit troupeau de crocodiles en miniature s’assemblait ; il y en avait de minuscules au gris encore translucide et des vieilles, de 15 cm, à la peau presque noire, mais toutes se déplaçaient à la verticale avec une aisance confondante ou, même, tête en bas sous l’abat-jour grâce à leurs ventouses, et toutes appliquaient une seule méthode de chasse : elles fonçaient en direction de la proie, s’arrêtaient à quelques centimètres comme pour l’hypnotiser et se rapprochaient insensiblement, soulevant chaque patte à son tour au ralenti pour la reposer quelques millimètres plus loin, jusqu’à l’instant où, d’une seule détente fulgurante, elles pouvaient refermer leurs mâchoires sur l’insecte. Parfois se présentait une libellule ou un sphinx balourd, Honor murmurait : « Car Dieu a dit : ‘Plus je les fais grands, plus je les fais cons !’ » et les ailes du papillon faisaient à la tarente des moustaches frémissantes pendant qu’elle s’évertuait à avaler un si gros gibier . Seuls les frelons pouvaient se permettre d’évoluer en toute impunité au milieu des chasseresses et même de leur passer sur le dos ; une fois qu’elles les avaient reconnus, elles se tétanisaient. Soir après soir, Honor et elle leur inventaient des liens familiaux : « Ça, c’est la belle-doche acariâtre, la jeune ferait bien de compter ses abattis. Regarde ce petitou, il s’en laisse pas compter, un vrai boucan ! Té c’est drôle, on dirait que la vieille lui passe tout à celui-là, c’est peut-être son petit-fils… (à suivre)

C.Musard