Les Vieilles (pierres) (6)

Les vieilles

« Quand ça la reprend de me vouvoyer c’est qu’elle est bien tourneboulée, Gabrielle, quoi qu’elle en dise ! Elle a probablement raison avec son ‘sens des réalités’ même si ce sens-là finit par venir à tous, tôt ou tard et toujours assez tôt. Comme les verrues, le poil qui blanchit et la vue qui baisse. Ce sont ces fichues réalités, justement, qui nous ont réunis sous le même toit, mon frère et moi. Paul, veuf d’une femme vraiment fada, celle-là, et moi, veuve d’un mari enterré en Algérie. La guerre venait de se terminer, la première, et on s’était fait assez de mouron pendant toutes ces années, alors quand on s’est retrouvés et vivants, même si Paul était un peu amoché des poumons, on a décidé de ne plus rien prendre au tragique. Et puis il y a eu le cabanon. Quand j’y pense ! Tout ça parce que Paul, avant de partir à la guerre, avait chargé un notaire de servir une petite pension à son beau-père, le père de la fada. C’était un vieux bonhomme qui vivait seul sur la colline, de pas grand-chose : les figues et les amandes qu’il descendait au marché, les anémones, les freesias et les narcisses que lui achetaient quelques fleuristes ; quelques vignes, des lapins et des poules, un âne. Les sous de Paul, c’était pas grand-chose non plus mais faut croire qu’elle avait apprécié, la fadole, parce qu’en mourant, peu de temps après son père vers la fin de la guerre, elle nous a laissé la campagne. A nous, qu’on avait toujours vécu en ville et qu’on y connaissait rien. Pour un peu on aurait mis du laurier rose dans le ragoût !

On peut pas dire qu’on a sauté de joie, c’était pas trop dans nos idées d’être propriétaires ; sans se le dire avec Paul, on avait l’impression qu’on saurait pas, qu’il fallait être né avec. Ce qu’on est couillon des fois ! Toujours est-il que quand le notaire nous a eu donné la clé, on a laissé passer des semaines avant d’aller nous rendre compte. Un dimanche de février, on s’est décidé. C’était une journée radieuse comme l’hiver en offre pour dire que le printemps est sur ses talons et qu’il ne va pas tarder. Et de vrai, la colline était toute blanche et rose à cause des amandiers. On a grimpé une bonne heure par de mauvais chemins et plus ça grimpait et moins ça me chantait d’être proprio ! Finalement, on est arrivé devant un petit portail. De larges planches verticales à claire-voie, découpées en pointe au sommet et maintenues ensemble par un Z dans le même bois ; on le poussait simplement après avoir soulevé un loqueteau en fer. Au-delà, le chemin montait toujours, de restanque en restanque, par des escaliers plantés dans les murs de pierres sèches. Les terrasses étaient d’une belle largeur pour la plupart et bordées d’iris blancs ; des centaines d’iris comme du linge mis à sécher. C’était joli à n’y pas croire ! Et puis on est arrivé sur une espèce de plate-forme bordée, elle, d’iris violets. Devant nous, on a vu un petit cabanon en dur, une seule pièce avec un poêle et un châlit recouvert d’une paillasse. C’était pitié d’imaginer qu’un vieillard avait pu vivre là. Quelques mètres plus à l’ouest, après un arbre sans feuilles, une cabane, mi-cuisine, mi-atelier. Et plus loin encore, un autre arbre sans feuilles et, derrière, une source qui sortait des rochers et tombait dans une espèce de cuvette naturelle en éclaboussant l’herbe autour. La marche nous avait donné soif et on a bu. L’eau était délicieuse. Paul a dit : « Ça ferait un bon endroit pour recevoir les amis le dimanche et, sur ce terre-plein, on pourrait jouer à la pétanque ». Et dans cette lumière qui lavait tout, avec la mer d’un bleu agressif au loin, on s’est mis à rire tous les deux, mais à rire sans savoir pourquoi, comme des gosses soûls !

Et ça nous est resté. Au cabanon, on a toujours vécu comme des gosses même si on est devenu des vieux gosses. » (à suivre)

C. Musard