Les Vieilles (pierres) (4)
Baste ! Gaby et elle s’étaient bien rattrapées par la suite, une fois que ‘mon-époux-le-Colonel’ avait disparu. Parfois elles se contentaient d’un morceau de fromage et de quelques figues, assises sur un mur de pierres sèches. C’était même pendant un de leurs pique-niques improvisés que Gaby l’avait appelée ‘ma puce’ pour le première fois ; elles en avaient été stupéfaites autant l’une que l’autre ! Mais l’habitude était restée malgré les moqueries d’Honor. Parfois aussi, quand il avait tué le lapin, c’était Pascual qui lui suggérait d’inviter les deux veuves pour manger le civet du dimanche sur la terrasse. Et c’est pas pour dire mais personne ne lui arrivait à la cheville pour le civet. Pour pas grand-chose d’autre d’ailleurs. Ça lui était venu, petit à petit, ce goût de la cuisine, par amour, comme le reste. Comme le reste. »
II
Finalement, elle a bien fait de poursuivre. Elle a suivi l’étroit sentier qui passe juste derrière chez ‘la mémé à la limonade’ et fait un détour par une espèce de clairière dans la pinède où des chasseurs ont creusé et cimenté un trou qui se remplit d’eau à l’automne à proximité d’une superbe cabane de guet. L’eau, c’est sans doute pour mieux attirer le gibier qu’ils abattent ensuite. Fichus chasseurs, chuchacheurs, CHU-CHASSEURS ! Elle en a rencontré un au cours de l’hiver et elle doit admettre qu’il n’avait pas l’air méchant. Il lui a même confié qu’il n’était pas très bon fusil mais qu’il s’était bien amusé à fignoler la cabane ! Si ça se trouve, ces crétins ne levaient pas le petit doigt à la maison mais ils étaient capables de se lever à l’aube, de se charger d’outils et de crapaüter dans les pierres sur des kilomètres pour peaufiner leur terrain de jeux ! Bon, du réservoir d’eau elle leur est reconnaissante. Exceptionnellement il n’est pas à sec en ce mois de mai lunatique. Le chien y patauge et s’y désaltère à grandes lampées avant de la précéder sur la dernière portion de la côte. Le chemin se transforme peu à peu en éboulis dont les pierres blanches et aiguës roulent sous les espadrilles pour déboucher enfin sur une terrasse cimentée coincée entre un à-pic et la douve qui ceint le Fort. Si elle n’était aussi large, on aurait l’impression d’évoluer sur une corde de funambule. Avec de l’imagination. Loin dessous, le port a repris vie et chaque navire se détache avec une précision saisissante sur la rade ; non seulement les mastodontes gris de la Marine mais les petits voiliers et les navettes touristiques. Pour un peu elle entendrait les boniments des patrons à l’intention des estrangers qui déambulent sur les quais. Avec de l’imagination… Allons, la chaleur commence à peser et il est temps de redescendre. Surtout si elle veut faire le ‘grand tour’, celui qui emprunte le chemin des crêtes, coupe la piste forestière accessible aux véhicules de pompiers — celle-là même qui n’existait pas en 69, vingt-six ans plus tôt — pour retomber chez Honor et lui offrir une halte sous les micocouliers. C’est sa maison préférée. Il lui est même arrivé d’y penser comme à sa maison tout court. C’est aussi la seule qui soit encore debout et encore à l’abri derrière porte et volets clos. Comme elle aimerait les voir s’ouvrir… La première fois qu’elle a rencontré Honor, c’était peu de temps après l’incendie. Pour une raison oubliée, elle accompagnait Sira, la grand-mère de ses copains, qui venait aux nouvelles en voisine-femme de ménage-amie et Honor était assise dans un petit fauteuil de toile rouge, un chat sur les genoux et les yeux dans le vague. La deuxième fois, elle était occupée à hacher du basilic et de l’ail sur une planche dont le bois était à force creusé et cannelé. Elle avait l’impression qu’après ça, pendant toutes les années où elles s’étaient connues, elle l’avait toujours trouvée occupée à caresser un chat ou à manipuler son hachoir sur la planche. Ce n’était sans doute qu’une fausse impression mais quand même… Et, bien sûr, il y avait eu la fois où elle n’avait trouvé, si l’on peut dire, que ses pieds ; Des pieds bien parallèles qui dépassaient sur l’allée conduisant aux ‘chiottes’, le cabanon au fond du jardin où elle faisait aussi sa toilette. Elle avait crié et aussitôt entendu la voix de la vieille dame : « C’est toi, petite ? Et bé, je commençais à me languir ! Ça fait un moment que je suis là, je suis pas mal, remarque, sauf que je suis tombée le cul dans la bassine des chats et que je suis trempée ; alors, tu tombes un peu bien : si tu pouvais m’aider à me relever… ». Là-dessus, terrassée par le rire et le soulagement, elle s’était laissée tomber à côté d’elle. Un fou rire plus tard, elles avaient réussi à se remettre d’aplomb toutes les deux et, après avoir changé de culotte, Honor avait servi un doigt de vin cuit sous les micocouliers. Mais la première fois, l’humeur n’était ni au fou rire ni au vin cuit, Honor s’était contentée d’un coup d’œil à l’adolescente (« C’est la petite aux Parisiens, non ? ») avant de reprendre à voix haute le cours de ses réflexions : « Une aubaine, cet incendie, pour son saligaud de fils ! Depuis le temps qu’il attendait une occasion de récupérer la Castille. Comme quoi elle pouvait plus rester seule et même que ça lui ferait un choc de revoir sa maison dans cet état et que ce n’était pas prudent : les poutres étaient sûrement fragilisées ! Et son chêne à moitié calciné ! Non, non, c’était hors de question, sa mère était trop fragile ! Et patin et couffin ! Tu parles ! Les poutres, je sais pas, mais elle, bâtie à chaux et à sable comme elle l’est, et pas sentimentale pour un rond en plus ! Il m’a tellement énervée que j’ai fini par le moucher, ce morveux : « Ah oui ? Et le choc qu’elle a eu en se retrouvant dans une maison pleine de vieux, tu y as pensé ? Entourée de gâteux qui se pissent dessus et posent leur dentier à côté de leur assiette avant de manger ! » Il a bredouillé que c’est une maison très bien, où elle a une chambre pour elle seule, avec vue sur la mer… Qu’elle doit s’en foutre, la Colonelle, de la vue sur mer, tu peux pas croire ! Sûr qu’elle va pas durer longtemps ! Alors, il pourra vendre. 20 ha, c’est pas rien, il devrait pouvoir faire la bringue un certain temps, il n’a jamais su faire autre chose! Je lui souhaite la peste et le choléra à ce sagouin ! ». Ce jour-là, elle n’avait pas tout compris. Le nom ‘Castille’ ne signifiait rien et Honor utilisait des mots qu’elle n’avait jamais entendus, même dans la bouche de ses copains de la colline qui en inventaient tous les jours. Elle avait dû commencer à s’agiter sur sa chaise en fer parce que la vieille lui avait lancé, peu amène : « Arrête de me gangasser cette chaise que tu vas me la casser ! Déjà qu’elle est un peu bancale. Va donc voir par là-bas, tu trouveras peut-être des mûres… ». Les mûres en question, elles étaient toutes par terre, en flaques rouge sang qui tachaient le ciment sous le gros arbre et la margelle d’un lavoir à proximité. Mais, derrière, il y avait mieux, un filet d’eau qui jaillissait d’entre des rochers à la verticale et disparaissait dans une citerne en surplomb du lavoir. Elle avait tendu la main sous l’eau qui lui avait paru miraculeusement glacée et elle avait lapé. C’était comme si toutes les odeurs de la colline s’étaient engouffrées dans sa bouche et qu’elle avalait du lentisque et de la menthe sauvage, et du fenouil et de la feuille de figuier, et surtout du bois et des aiguilles de pin quand le soleil les a chauffés toute la journée. Ce goût-là de bonne chaleur glacée avait effacé l’odeur de bois brûlé et de cendre qu’elle trimbalait depuis deux semaines. C’était un moment de joie éblouissante. Elle préféra ne pas recommencer pour le garder intact et retourna vers les deux femmes. Elle entendit Honor dire : « Té, ça m’a fait du bien de me débonder, je me sens mieux ! » Ce devait être vrai parce qu’elle eut un sourire chaleureux en voyant revenir la petite, le corsage tout dégouttant d’eau : « Toi, tu as bu à la source ! Elle est fraîche, hein ? Mais elle est un peu magique, cette eau-là : quand on y a bu une fois on est obligé d’y revenir ». Un peu plus tard, quand elle l’avait saluée d’un « Au revoir, Madame », la vieille avait haussé les épaules : « Vaï, appelle-moi Honor, comme tout le monde ». (à suivre)
C. Musard