Les Vieilles (pierres) (26)
XIII
La piste ne lui a jamais paru aussi ardue et ce n’est rien à côté du dernier raidillon avant d’arriver chez Honor. Elle est pourtant partie alors que le jour se levait à peine pour éviter les mauvaises rencontres aux abords de la Castille et il ne fait pas chaud mais rien ne pourrait la faire danser ce matin. Ces dernières semaines, elle a souvent repensé aux paroles de Momo — qu’elle ne reverra sans doute jamais et il faudra qu’elle se débrouille pour réconcilier comme elle pourra ce diminutif absurde avec le professeur renommé et avec l’homme gloussant – non, pas gloussant ! – l’homme avec un rire au coin des yeux et au bord des lèvres… En cette fin mai, la colline s’est habillée en jaune : les tristes balais des genêts sont fleuris et embaument et émergent loin au-dessus des tiges plus souples de la coronille également jaune. Une fois passé le portillon, elle découvre que l’ail sauvage a disposé ses lutins , bien raides, de chaque côté du sentier. L’année dernière, ils la faisaient rire avec leur bonnet étroitement serré, terminé par une petite pointe autour de la boule de graines, et qui se fend peu à peu pour la laisser s’épanouir. Elle s’embronche dans une tige de scabieuse et manque s’étaler, elle se rattrape de justesse, les lutins lui semblent maléfiques tout à coup. Elle aborde la terrasse d’Honor et, en boitillant, se laisse tomber au bord, face au cyprès.
Les vieilles
— Oh Petite, ça va pas que tu me tournes un gros dos ? C’est le dernier rapaillon qui t’a cassé les jambes ? A moins que tu aies tes affaires ? Tu tires une de ces gueules… Comment je le sais ? Parce que t’es assise, pardi ! Qu’on te croirait escagassée par le sirocco, quand la chaleur ne se relâche pas, même de nuit, au point de faire fondre les bougies. Dans ces cas-là, on ne sait plus quoi faire de sa peau et on est comme la terre, craquelé, d’une couleur brunâtre, olivâtre que c’est pas une couleur de chrétien. D’ailleurs, c’est toute la campagne qui prend cette couleur-là, la couleur de l’herbe brûlée, et tout pénèque. Sauf le fenouil sauvage, té, j’y pense d’un coup ! Qu’il te lance ses tiges à deux mètres de haut avec des ombelles ridicules au bout, ça fait des bosquets bien verts, au feuillage plumeteux, et ça embaume tant qu’on ne peut résister à l’envie d’en mâchonner un bout. A moins que tu sois triste parce que tu te crois à la fin de l’été alors qu’il a même pas commencé ; Il s’en faut d’une bonne dizaine de jours pour que les cigales commencent à sortir de terre et de plusieurs semaines pour qu’elles nous cassent les oreilles. Tu es pas malade au moins ?
Non, Honor, je ne suis pas malade, j’ai juste mal au cœur. Je te l’ai pas encore dit mais les chats ont disparu. Et puis je suis allée au cadastre et j’ai eu ma réponse en moins de deux minutes : succession en déshérence. C’est joli comme expression, je ne connaissais pas, comme quoi tu m’auras appris du vocabulaire jusqu’au bout ! Ça veut dire que le cabanon appartient à l’Etat, à la ville, à je ne sais qui ; il agrandit la forêt communale, avec son cyprès, sa cabane, sa source, son kaki et ses micocouliers. A presque 40 ans, on ne peut plus jouer à faire ‘comme si’ et surtout pas comme si tu étais toujours vivante. Je crois que je vais repartir pour Paris. Non, je ne me bile pas comme tu disais, j’ai même reçu une longue lettre de mon ami, pas vraiment une lettre d’amour mais une lettre d’avenir tout de même. Il pense que si je me suis absentée si longtemps c’est parce que les choses ne tournaient plus très rond entre nous, qu’elles manquaient de gaîté et d’enthousiasme ; il a plein de plein de projets pour nous et il m’attend. Je vais laisser le chien, je lui manquerai un peu, enfin, nos promenades vont lui manquer mais il va retrouver sa patronne.
Finalement, tu avais raison, tu manquais d’imagination ; sans doute que moi, j’en avais trop… Mais est-ce de l’imagination quand on ne souhaite que ce qui a déjà été, remettre ses pas dans ses pas, comme ces vieux qui trouvent que c’était mieux ‘avant’ sans se rendre compte qu’avant, ils étaient jeunes et que c’est cette jeunesse qu’ils regrettent…
Allez, viens le chien : on redescend.
« Angèle !… HO, Angèle ! Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce que c’est que ce boucan, et qu’est-ce que tu regardes ? Elle est où, Gaby ?
— Je ne sais pas. Il est arrivé ce matin, bonne heure comme tous ces derniers jours. Depuis qu’il s’est fait dérouillé par l’autre, on dirait qu’il met les bouchées doubles, qu’il veut rattraper les quelques jours où il a pas pu travailler à cause de son bras, comme si elle était devenue son obsession et qu’il ne pensait plus qu’à elle. Gaby était aux anges, bien entendu, elle l’avait sa porte, et des volets aussi. Et puis, ce matin, il avait une lettre à la main quand il est descendu de voiture, une lettre ouverte qu’il a relue, une fois sur la terrasse. Ensuite, il a fait tout le tour de la maison comme la première fois et Gaby a cru que c’était pour admirer le travail accompli et s’encourager pour la suite mais, arrivé derrière, il a contemplé l’enclos qu’il a terminé hier. Gaby est certaine qu’il a l’intention d’y remettre un âne, ou alors une mule ; c’est vrai qu’une mule, c’est bien utile à la campagne.
— Mais qu’est-ce que tu me cours avec tes histoires de mule ! Elle est où, Gaby ?
— Je ne sais pas. Je crois qu’il lui fait peur.
— Peur ? Depuis qu’il est dans le coin elle a pas arrêté de le bader comme si c’était la huitième merveille du monde ! Et puis qu’est-ce qu’elle pourrait redouter ? Et pourquoi peur ?
— A cause de son air. Tu te souviens de ce qu’elle nous a dit, la première fois qu’il est venu, qu’il avait l’air arrivé ; et bien ce matin, il avait l’air en colère, mais d’une colère rentrée qui va sortir à un moment ou à un autre. Et puis il a attrapé un des piquets en châtaignier et il l’a secoué comme s’il voulait l’arracher mais il a pas pu pourquoi il avait fait les choses bien. Alors il a ramassé la grosse masse qu’il a utilisée pour les enfoncer et il s’est acharné jusqu’à ce que le piquet sorte de son trou. Et maintenant, il s’attaque aux autres.
— Mais il est fou ! Je te l’ai toujours dit que c’était pas normal de travailler comme il faisait, que c’était pas sain, que ça devait mal finir. Où il va maintenant ? »
L’homme est repassé devant la maison, la sueur au front et le poing toujours refermé sur le manche du maillet. Il recule jusqu’au chêne, contemple la façade, la porte et les volets, l’encadrement des fenêtres, les pierres qu’il a jointoyées avec soin. Le silence s’installe, incongru après le vacarme de tout à l’heure. Soudain, il saisit la masse à deux mains, s’y reprend à plusieurs fois pour assurer sa prise, s’arc-boute des pieds pour donner plus de force à son coup de rein et abat l’outil sur l’angle d’un volet. Le bois se contracte sous les assauts furieux et répétés dont le rythme s’accélère, il résiste comme si le chêne vivant, témoin impuissant, lui communiquait sa force ; l’homme ahane et halète bruyamment en cadence. Cela dure longtemps mais, finalement, le bois se déchire, le maillet pénètre et s’enfonce entre le volet et la pierre, le fer disparaît pour ressortir aussitôt et s’enfoncer encore. Honor entend un cri qu’elle ne pensait pas entendre une seconde fois, elle sait qu’Angèle ne s’en remettra pas et que Gaby ne se relèvera pas. Cette fois, c’est fini. Il ne lui reste qu’à retrouver le cabanon et à attendre la bourrasque qui fera tomber la première tuile ; ça ne devrait pas tarder.
C. Musard (à suivre)