Les Vieilles (pierres) 24

Les Vieilles (pierres) 24

Le Faron des Toulonnais

XII

           Le jour s’était pourtant bien levé, avec tout ce qu’il fallait pour donner une somptueuse journée de printemps : soleil rouge dans un ciel parfaitement limpide à cause du vent de la veille ! Et voilà qu’à 500 mètres de chez Honor elle se prend une chavane d’une violence inouïe ; le chien et elle sont trempés en deux minutes, à tordre.  Nécessité fait loi, elle récupère la clé dans la souche et ils se réfugient dans la cabane. Le chien commence par s’ébrouer avec vigueur et sans lui donner la possibilité de mettre un tant soit peu de distance entre eux. Merci ! lui dit-elle avec une ironie appuyée et en pure perte. Par la porte ouverte, elle voit des trombes s’abattre ; sur le toit de planches recouvertes de calendrite l’eau tambourine dans un vacarme de grêlons. Les chatons ne se montrent pas : soit ils sont à l’abri quelque part soit ils sont partis faire leur vie dans les environs. Ils lui font faux bond de plus en plus souvent, elle va devoir se débrouiller pour les coincer et les emmener chez le vétérinaire ; une stérilisation s’impose si elle ne veut pas donner raison à Popeye et en faire des malheureux

          Elle se souvient de ce jour lointain où elle est arrivée plus tard que d’habitude chez Honor, à cause d’une pluie torrentielle qui avait commencé dans la nuit, accompagnée de tonnerre et d’éclairs qui jetaient une houle blanche sur la plaine. Tout le St Frusquin ! Les choses s’étaient apaisées en tout début d’après-midi et elle s’était élancée pour s’assurer que la cabane n’était pas tombée sur la tête d’Honor ou, plus vraisemblablement, qu’une nouvelle fuite n’était pas apparue ; elle l’aiderait à la colmater avec du coton enduit de goudron. Mais la cabane ne semblait pas préoccuper la vieille dame. Elle se trouvait sur l’une des restanques inférieures, non loin du portillon, affublée d’un manteau d’astrakan plus que râpé et d’un casque colonial, et elle l’avait accueillie avec plaisir : « Une bonne idée que tu as eue de monter ! Va prendre une autre fourche dans la cabane, on va brûler toutes ces herbes. Comment ça, il pleut ? Justement, c’est le moment idéal, on ne risque pas de mettre le feu à la colline ! ». Et elle avait repris ses préparatifs, étalé des journaux, cherché sous la meule une poignée d’herbe qui n’était pas détrempée, allumé une torche de papier qu’elle avait glissée en dessous, et les journaux s’étaient enflammés. « Rajoute du sec mais doucement, pas beaucoup à la fois ; attention de pas me l’étouffer ce feu qu’il est à peine pris. Dans un moment, tu pourras y faire brûler de l’eau si ça te chante mais pas tout de suite. Patience ! » Petit à petit elle avait vu le feu prendre de l’énergie, dévorer l’herbe et les branchages et former un brasier impressionnant. Les flammes s’élevaient maintenant à plus de deux mètres de haut et la chaleur les obligeait par moments à reculer. Mais leur propre ardeur ne faiblissait pas, attisée comme les flammes et par le même combustible dont elles les nourrissaient : les genêts qui pétaradaient tels une fête foraine, les branches de pins à l’odeur forte de résine qui se consumaient en lourdes volutes de fumée, l’herbe qui crépitait et se tordait brièvement avant de disparaître. Parfois, la pluie se renforçait et les trempait, à d’autres moments un courant d’air inattendu rabattait la fumée sur elles et elles étaient aveugles pendant un instant mais elles continuaient leur besogne de concert, pour le seul bonheur de faire renaitre les flammes et leur beauté dansante. Quand Honor avait décidé d’arrêter, elle avait soigneusement ramené la cendre vers le centre du tas pour former un dôme que l’averse piquetait ; « Tant, s’il fait meilleur demain, je le redémarre ce feu. Quand même, on a fait le plus gros. » Cette séance avait été suivie de bien d’autres au fil des années mais elle avait gardé de la première un souvenir  vivace, ébloui, malgré les vêtements mouillés et l’effort physique. Déjà, Honor lui avait appris à allumer le feu dans le Godin, en la mettant en garde : « Il faut être fou, philosophe ou amoureux pour savoir. Alors, gare, si tu réussis, tu risques gros ! » Mais là, c’était autre chose, plus précieux, plus dangereux aussi sur les pentes de cette colline qui avait brûlé tant de fois. Et elle en avait gardé un sentiment exalté,  comme si Honor l’avait initiée à un pouvoir secret.

         La pluie se calme, puis s’arrête aussi brusquement qu’elle a commencé, le soleil revient et la terre se met à fumer comme en plein été. Le temps de remettre la clé en place et la tentation de faire le grand tour s’impose : elle va monter jusqu’au fort, ce qui lui donnera le temps de sécher, puis elle redescendra par la mémé limonade et finira par la Castille où les lilas sont les plus beaux. Tant pis pour le cadastre, ça attendra les vacances de Pâques ! Et elle s’éloigne en chantonnant la Chanson du pendu.

                   Elle l’a entendue pour la première fois un jour où elle a trouvé Honor dans une attitude inhabituelle : les yeux baissés,  les mains abandonnées au creux de sa blouse, elle caresse l’ongle de son pouce gauche avec le gras de son pouce droit, de façon machinale, comme hypnotisée. Inquiète de cet alanguissement qui lui donne l’air de ce qu’elle est, une dame de 95 ans, confrontée pour la première fois à l’idée qu’Honor n’est peut-être pas immortelle finalement,  elle a crié un peu trop fort et avant même d’arriver près de sa chaise : Honor, trois sous pour tes pensées ! Honor ne sursaute pas mais elle interrompt son geste et son regard retrouve sa verve : « Bé, tu es rien ratte aujourd’hui, ma grande. Sans compter que des sous, je crois que même moi, j’aurais du mal à en trouver. Ou alors des sous percés ; mon frère en avait une grosse réserve, ça lui servait quand il bricolait, je sais plus à quoi, note bien, de joint ou de rondelle peut-être… Je pensais pas à grand chose, tu sais, à des bêtises. Aux amis qui meurent, aux arbres qui tombent ou qu’on abat ; dans un cas comme dans l’autre, c’est bien autre chose qu’eux-mêmes qui disparaît. Comment veux-tu borner la vie d’un homme à ce qui apparaît sur sa tombe, ‘Aimé Lascar, 1912-1973’ ? Si, si, j’ai connu un type qui s’appelait comme ça ; et il n’était même pas coiffeur ! Et les arbres, c’est pire parce que, pour certains, ils vivent plus vieux, alors c’est pas une famille et quelques amis, c’est toute une population qui dépend d’eux ! Sans compter les paysages. Tu vois, sur cette crête à l’est, il y avait tout un alignement de grands pins, bien droits pour la plupart, mais mon préféré c’était un tout tordu, chacune de ses branches aurait fait un arbre respectable. Un jour, le propriétaire du terrain les a tous fait abattre sous prétexte que ça faisait trop d’ombre et qu’il ne pousse rien en dessous, J’espère qu’il est mort d’une insolation, ce crétin. Toujours est-il qu’avec ces arbres, ce sont des levers de lune superbes qui ont disparu : quand elle était presque pleine et un peu rousse et qu’elle montait entre les troncs des pins, on avait l’impression d’être au milieu d’une estampe japonaise, c’était joli tu peux pas croire… Baste, assez radoté, comme dit la chanson, « Partageons-nous toujours la corde, elle est à nous puisqu’il est mort ! » et va donc voir s’il nous reste un peu de café dans cette maison. »

         C’est pas possible, encore une que tu as inventée cet hiver, je ne l’ai jamais entendue, celle-là ! « Et puis quoi encore ! D’abord je n’ai aucune imagination. Non, l’histoire du pendu c’était à la suite d’un règlement idiot comme quoi si tu rencontres un pendu, tu n’as pas le droit de le dépendre si tu n’es pas le fonctionnaire désigné ; le temps de trouver et de faire venir le type en question, le pendu devient un vrai mort même s’il s’est un peu raté au départ. Pas besoin de te dire que les chansonniers s’en sont donné à cœur joie ! C’est ça que raconte la chanson si je me souviens bien, on va d’abord chercher un sous-fifre qui va chez le capitaine des gendarmes qui dit « je n’y puis rien faire, ce n’est pas de notre ressort », puis on prévient le commissaire et ça se termine comme je te l’ai dit :

« On saisit la corde, on la coupe,

le cadavre était déjà bleu !

Un vieux qui passe dit : d’abord

Soufflez lui de l’air dans la bouche,

C’est pas possible qu’il soit mort !

Mais les parents, miséricorde,

Disaient en soupirant bien fort :

Partageons nous toujours la corde,

elle est à nous puisqu’il est mort ! »

          Je ne sais pas si ce règlement existe encore… De toutes façons, on ne rencontre pas de pendu tous les jours, ainsi moi qui suis pourtant vieille, je n’en ai jamais rencontré. »  Tu dis ça comme si tu le regrettais ! « Tu es sotte ! Pour en revenir aux chansons, n’oublie pas, petite, que dans ma jeunesse il n’y avait pas de radio et pas de télévision et comme les gens craignaient le silence tout pareil qu’aujourd’hui, ils trouvaient d’autres moyens pour ne pas l’entendre. Les plus riches allaient à l’opéra, les autres achetaient les paroles des chansons à succès aux musiciens des rues, l’orgue de barbarie, l’accordéoniste, et ils chantaient. Et puis il y avait des kiosques à musique sur chaque place ou presque et les gens se réunissaient le soir pour écouter ceux qui venaient se produire ; Tu te souviens de celui de la place d’Armes ? C’est vrai que ça a été le dernier mais, quand même, tu avais de petites oreilles quand on l’a démoli ! Toujours est-il qu’il n’y avait pas que les professionnels de la chansonnette qui se faisaient entendre ; les marchands des rues, tè ! Ils étaient nombreux parce que c’était tout des métiers de pauvres et des pauvres, on en a jamais manqué. Chacun avait sa ritournelle et, quand tu entendais celui qui t’intéressait, tu dévalais les escaliers et tu courais à sa rencontre : Il y avait le rétameur, le marchand de guimauve (« A la gui-gui, à la guimauve ! » qui était toujours suivi par une ribambelle de mioches, la marchande d’escargots qui chantait : « A l’aigo sau lei limaçoun, ne’n a dei gros e dei pichoun ! ».  Elle avait un grand tablier blanc, une grosse marmite sous le bras et elle te servait ses saloperies dans des cornets en papier. Celle-là, par exemple, je risquais pas de lui courir après ; rien que d’y penser ça me lève le cœur. Alors que la marchande de cade, je l’arrêtais volontiers ! Je sais pas si c’était pour le galette de pois chiche ou parce que j’avais toujours peur qu’elle fasse tomber le grand plateau qu’elle portait sur la tête, mais c’est jamais arrivé. Il y avait aussi le rémouleur, le marchand d’estrasses et de peaux de lapins  – Comme quoi c’était bon contre les rhumatismes, je te demande un peu ! Faut être couillon mais les gens étaient pas plus malins qu’aujourd’hui

         Si je me souviens bien, ils étaient plus sales. Faut dire qu’il y avait pas de salle de bain dans les appartements. Ma mère m’emmenait aux bains  avec elle de temps en temps, mon père avait acheté un grand tub en zinc et, le samedi, il récurait mon frère.. Il y avait pas de chiottes non plus, remarque bien : la toupine passait et chacun allait vider ses eaux sales ; sauf ceux qui s’en débarrassaient par la fenêtre ! Il faisait pas bon se promener dans certains rues le soir, tu risquais pas de te faire trucider comme aujourd’hui mais tu pouvais bien te prendre un gros paquet de merde sur la tête. C’est sûr que les gens étaient moins délicats. Je me souviens d’une femme du quartier qui m’avait dit d’une autre — et sans se rendre compte que c’était une énormité plus grosse qu’elle : « Bou Diou, elle est sale, cette femme, mais sale ! Rendez-vous compte que les petites choses noires qu’on a entre les doigts des pieds, qu’on dirait des escavennes, ben elle, elle en a entre les doigts des mains ! » . A ce souvenir, elle est partie à rire de si bon cœur qu’elle en a lâché sa cuillère à café. « Laisse, va, c’est du sucre St Louis, c’est le seul qui fond même si tu tournes pas. On a beau dire mais ça repose le poignet. »

        … Ou comment ériger l’oisiveté au rang des Beaux-Arts, songe-t-elle en gravissant les derniers mètres abrupts qui la séparent du Fort. Un petit vent s’est levé qui sèche les dernières gouttes de pluie et les laurier-tin éparpillent leurs fleurs en volutes neigeuses. Pas l’oisiveté, se reprend-t-elle, la loi du moindre effort, c’est elle qui a régné au cabanon. Ceux qu’il fallait déployer pour y arriver suffisaient à Honor. Passer le week end à astiquer la maison de campagne et à dépoussiérer des bibelots, très peu pour elle ! En revanche elle n’hésitait pas à se coltiner tout au long de la mauvaise piste des cabas qui pesaient comme un âne mort si c’était en prévision d’un bon frichti pour les amis. Après quoi, les assiettes ébréchées et les couteaux dépareillés la laissaient totalement indifférente et, apparemment, les copains s’en moquaient aussi. Depuis le chemin de ronde, le vert tendre et tout neuf des amandiers s’impose en larges flaques parmi les cimes presque noires des pins et des cyprès.  En redescendant, elle découvre que les romarins sont couverts de clochettes d’un bleu parme qui contraste avec celui, plus soutenu, du thym et le rose violacé des cistes. Au milieu de toute cette effervescence, pointent les asperges sauvages. Elle fait une halte chez la mémé limonade pendant que le chien part se désaltérer au trou des chasseurs. Pour elle, cette maisonnette en ruines restera toujours celle d’une vieille dame, c’est trop dure de l’imaginer pimpante, à l’époque où elle abritait un couple jeune et amoureux. Elle taille la vigne, repart chercher le chien ; non content de boire l’eau fraîche tombée ce matin dans le réservoir cimenté, il se vautre dans l’herbe pourrie accumulée là tout l’hiver et, quand il se décide à sortir, il est verdâtre jusqu’au ventre et, visiblement, très content de l’odeur qu’il dégage. Arrivée aux premiers lilas, elle s’aperçoit qu’elle a péché par excès d’optimisme : les fleurs sont bien visibles mais trop petites. Ceux de la Castille seront peut-être plus avancés.. (à suivre)

C. Musard