Les Vieilles (pierres) 20
Les vieilles
– Arrête un peu, fiche lui la paix à Gaby, à quoi ça te sert de lui répéter de faire une croix dessus et de passer à autre chose ! Elle voit pas les choses comme toi, c’est pas nouveau et c’est pas une tare quand même ! Et puis tu veux que je te dise, Honor, tu n’as jamais rien vu et ne me fais pas rire avec ton décollement de la rétine en 51 que ça n’a aucun rapport. On ne peut rien voir clairement quand on ne regarde que soi ! On s’en met peut-être plein la vue mais on se la bouche ! Parfaitement, et le plus beau, c’est que tu le sais ! C’est pour ça que tu aimais tellement raconter des histoires, pour que les autres t’écoutent et ne voient que toi. D’ailleurs, c’est pour ça que tu nous apprécies, Gaby et moi, même si tu nous considères comme des tourtes molles.
– Eh bé, c’est toujours ma fête on dirait ! C’est pas Dieu possible, il vous a tourné la tête à toutes les deux, ce type, il vous a rendues bêtes à manger du foin ! Et tu voudrais pas que je m’énerve quand j’entends Gaby se lamenter comme une midinette qui vient de se faire planter par son amoureux ! Elle qui a toujours eu la tête sur les épaules ! Elle a besoin d’être secouée et c’est tout ; ou de rire et, pour ça, on n’a rien trouvé de mieux que les histoires, alors viens pas me reprocher les miennes ! Il y a des jours où, toutes les deux, vous me faites caguer avec votre façon de me reprocher de trop me regarder le nombril. Comme si c’était chose facile ! Il y faut de la souplesse. Et c’est très intéressant un nombril, plein de recoins tortueux ; un jour, je m’y suis trouvé une tique !
Et puis vous me lèverez pas de l’idée que c’est ce qu’ils préfèrent, les gens, la rigolade : qu’on les amuse, qu’on les fasse rire. La légèreté, c’est ce qu’on peut donner de mieux aux autres. Je serais née plus tard, quand les femmes ont pu travailler sans passer pour des bordilles, j’aurais fait clown, c’est te dire ! En plus, laide comme j’étais, j’aurais même pas eu besoin de me grimer, tu parles d’une économie ! Amuser les gens, c’est le contraire de l’égoïsme parce que la légèreté, c’est une denrée rare et elle se fait de plus en plus rare à mesure qu’on avance dans la vie. Plus ça va et plus on devient lourd, plus la vie devient lourde, alors si quelqu’un t’offre une histoire qui te fait oublier cette vérité-là au point que tu te mets à rire, c’est pas rien, c’est même beaucoup !
– Peut-être … mais, quand même, je crois pas que tu as la bonne manière avec Gaby. D’abord, elle a jamais été trop portée à la légèreté, c’était pas dans sa nature ; et puis ça a toujours été une grosse sentimentale même si toi, tu l’as jamais vu. Faut dire qu’elle-même, elle a jamais voulu le reconnaître. Et je crois que ce type, comme tu dis, elle a cru qu’il allait remplacer tout les autres, ceux qu’elle a eus et qu’étaient pas des cadeaux, et ceux auxquels elle a peut-être rêvé. Un qui l’aurait aimée comme Pascual m’a aimée, qui l’aurait laissée libre comme ton frère t’a laissée libre, est-ce que je sais, moi ? Elle a été beaucoup seule, Gaby. Alors, cet homme qui a une femme et des petits, qui plaint pas son travail, elle s’est mise à compter sur lui pour la reconstruire et voilà qu’il la laisse tomber à son tour. Tu as beau dire, je comprends qu’elle soit triste.
– Ben les gens tristes, ça me fait caguer. »
Les gens tristes, c’est rien emmerdant, tu me feras pas bouger de là. A commencer par moi. Quand tu es arrivée, je virais acide et pas qu’un peu. Faut dire que la vie me faisait les brègues depuis quelques années et je me revengeais en lui tirant la gueule à mon tour mais elle s’en foutait, cette garce, et elle m’en sortait des nouvelles à chaque instant si bien que je m’étais retrouvée entourée de cadavres ou de quasi sans avoir eu le temps de dire ouf. Rappelle-toi que ça m’a pas plu du tout ! Il y avait eu mon frère, deux ans avant, et ça, bien sûr, c’était le pire parce qu’il avait toujours été là et puis parce que je me reposais de beaucoup de choses sur lui. Bref, il m’a bien manqué et il me manque encore, c’est pour ça que j’en suis réduite à faire venir des soiffards comme Popeye et bien contente encore… Il y en a eu des pires, des à qui tu savais plus quoi donner comme outil pour limiter les dégâts. Si tu as un jardin un jour, petite, même à tes amis, ne leur confie pas un sécateur ; surtout à tes amis d’ailleurs ! Entre ceux qui croient te faire plaisir en faisant du zèle et ceux qui n’y connaissent rien et ne veulent pas l’admettre, c’est toujours une catastrophe. Ou alors il faut que tu les surveilles comme le lait sur le feu si bien que tu y gagnes rien. Bref, malgré tout, il y a des moments où un homme c’est bien utile dans une maison. Surtout dehors… A propos justement, un an avant mon frère, c’était Pascual qui était tombé d’un coup, ce couillon. C’était le mari d’Angèle, je t’en ai déjà parlé, la petite Italienne ; à 68 ans, un balèse à qui on aurait acheté sa santé, et puis qui n’avait jamais bu ni rien, comme quoi. Le cœur, ils ont dit à Angèle. Ils auraient bien pu lui dire n’importe quoi, la pauvrette, le chagrin l’avait rendue idiote, pendant un temps elle a plus rien compris sauf que son homme n’était plus là. Oh j’ai bien vu qu’elle allait pas traîner longtemps avant de le rejoindre, c’était comme si elle savait plus vivre, comme si elle avait perdu le mode d’emploi, tu comprends ? Alors quand on lui a trouvé un cancer, ça m’a pas étonnée plus que ça. Remarque, peut-être que c’était héréditaire… Ce qui me fait rire ? Le souvenir d’une femme de ménage que je connaissais et qui avait le chic pour mettre un mot à la place d‘un autre, c’était à se tordre. Elle se plaignait toujours de ses ‘bouches de chaleur’, par exemple, et un jour que j’ai fait semblant de compatir elle a pris un air solennel pour me confier que c’était à cause de la ménopause, que c’était le docteur qui lui avait dit et que, même, dans sa famille, c’était héréditaire de mère en fille. Pauvre France ! Pour en revenir à Angèle, son cancer c’était pas une favouille, c’était même un mastard de crabe : de tout on lui a fait, des piqûres, des pilules, des rayons, et que je t’enlève le sein et que je te charcute ailleurs, une vraie dégoûtation ! Elle sortait de l’hôpital pour y re-rentrer un mois plus tard. D’ailleurs l’été où tu as commencé à venir, elle y était à nouveau. Pourquoi je t’en ai jamais parlé ? Parce que les histoires de malades c’est pas pour les jeunes, qu’est-ce que tu y aurais compris ! J’allais la voir plusieurs fois la semaine. On se relayait avec Gaby et, des fois, on y allait ensemble. Quand elle était à peu près bien, si l’on peut dire, pas trop de douleurs et pas trop de calmants, je lui donnais des nouvelles de son jardin, je lui racontais les potins du Cours et j’arrivais à la faire un peu sourire, mais c’est devenu de plus en plus dur. Gaby, tu l’as pas connue puisque son salaud de fils l’a expédiée dans une maison pour vieux cet été-là justement, mais c’était le genre sec à tous points de vue. Sauf avec Angèle. Je sais pas si c’est parce qu’elle avait à peu près dix ans de moins que nous — c’était facile, encore plus que pour le père Hugo, elle était née avec le siècle… Toujours est-il qu’avec la ‘puce’ comme elle disait, Gaby, elle avait l’air de s’assouplir et quand elle la regardait on sentait la grosse tendresse.
Bon, pour t’en finir, Angèle est morte au début de 70. Depuis le temps qu’elles nous voyaient, toutes les infirmières nous connaissaient et, à la façon dont elles nous saluaient, on savait à quoi s’attendre : « On a eu une nuit pas fameuse, on est fatiguée, on est un peu triste ce matin » Comme s’il y avait eu des raisons d’être gai, je te jure ! Le jour où nous avons entendu « On est bien fatiguée, aujourd’hui », on a compris. On lui a pris chacune une main et on est restées jusqu’au bout. Jusqu’à son dernier souffle, comme on dit, et on a beau ne s’occuper que de lui, quand il arrive… Bref, elle est morte. J’étais anéantie. Je crois que si tu étais pas revenue l’été suivant je serais plus remontée au cabanon. A quoi bon ? J’avais plus le goût à rien, la Castille ressemblait à un tison refroidi et Gaby aussi ! Elle était peut-être chic, la maison de retraite avec vue sur mer, mais elle était surtout à dache et pour aller la voir, Gaby, c’était toute une expédition et puis on n’avait plus grand chose à se dire. Dans ces maisons-là, t’as plus grand chose à penser, alors tu perds l’habitude, forcément. Quant au cabanon d’Angèle, il était fermé et je me doutais bien qu’avant peu il se retrouverait ouvert aux quatre vents et ça n’a pas loupé. Bref, déjà qu’en vieillissant, même si on fait du lard, on maigrit quand même parce qu’on se racornit de la tête, alors, là, j’étais plus qu’un stoquefiche. Minable ! Et puis tu es venue… Comment ça, comme Malherbe ? Espèce de coucourde ! Bref, des fois tu me fatiguais un peu mais tu me distrayais bien quand même. Dans le fond, c’est peut-être pour ça que les gens ont des enfants, ça leur évite de regarder uniquement vers l’arrière. Et puis comme les jeunes ne pensent qu’à eux-mêmes et que les vieux sont pareils, ça fait un équilibre…
( à suivre)
C. Musard