Les Vieilles (pierres) (2)

Les Vieilles (pierres) (2)

Le Faron des Toulonnais

– Arrête, Honor, on doit t’entendre à pampérigouste ! J’étais au puits des haricots. Je t’ai entendue mais tu articules de plus en plus mal. Qu’est-ce qu’elle a la Gabrielle ?

– Elle a qu’elle a plus beaucoup, justement. Cette fois, c’est son mur ouest, celui qui était déjà bien malade.

– Alors c’est sa pierre à évier qui a pris ! On va entendre quelque chose…

– Ça te changera. Tiens, la fada au chien qui passe.

– Pourquoi tu l’appelles comme ça ? – Ecoute voir, ça a quel âge d’après toi ? Dans les 30, 35. Et il est pas 8 heures ! Tu te souviens de ce que tu faisais, toi, au petit matin à cet âge-là ?

– Je préfère pas.

– En tout cas, tu promenais pas par les chemins ! Tu avais du travail, ou mieux à faire. Elle, elle travaille pas. Donc, elle doit être nèfle. Pas dangereuse, juste nèfle. Remarque, c’est peut-être une poule… Quoique les poules, ça se lève pas bonne heure en général.

– Elle a pas l’allure. – Qu’est-ce que tu en sais de l’allure des poules de maintenant ! Ou même de celles d’hier. Allez, va, je te chine. J’en savais pas plus. Je t’ai déjà raconté l’époque où j’étais à Montpellier avec mon mari qui terminait ses études de médecine ? On logeait dans un hôtel minable dans la vieille ville. Moi, j’étais contente, il y avait du mouvement, des carabins surtout, et puis des tas de femmes que je croisais dans les couloirs. Je m’étais mis dans la tête que c’étaient des repasseuses. Pourquoi des repasseuses ? Tu parles d’une gourde !

– Moi, je l’aime bien, cette femme. L’autre jour, elle a taillé la vieille vigne sur ma terrasse. Pas très bien, mais quand même…

– Tu vois, ça confirme. Il faut être fatigué de la tête pour tailler une vigne qui a cent ans rien que de dimanches ! N’empêche, son chien, il est beau. Il me rappelle un grand clébard que j’ai eu. J’étais jeune, j’avais dans les cinquante… Ce qu’il a pu m’en faire, ce corniaud ! C’était le même genre, la queue en panache et la tête toujours pleine de nouvelles bêtises, mais une brave bête quand même. Bon, c’est pas tout ça, tu viens voir la Colonelle ?

– Plus tard. »

« Comment ça, la pierre à évier ? Evidemment qu’elle est cassée, vous plaisantez ou quoi ! Ma chère Honor, vous n’avez jamais eu le sens des réalités. D’ailleurs c’est ce que me disait souvent mon époux, le Colonel : « Cette chère Honor n’aura jamais le sens des réalités. Son frère et elle vivent comme s’ils ne devaient jamais mourir ».

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Elle finit par quitter la terrasse et longe ce qui reste de mur écroulé et un bosquet de lilas maigrichons. Elle se retrouve derrière la ruine où quelques piquets suggèrent encore, vingt-six ans après, les limites d’un enclos. Celui de l’âne dont elle a vu le cadavre, deux jours après l’incendie de 69. Ce sont ses copains qui ont insisté pour le lui montrer, bien entendu, et l’un des plus jeunes piaille avec gourmandise qu’il y a aussi un poulailler plein de poules mortes juste à côté ! Mais elle s’était détournée, reprise par la tristesse et la rage qui lui pesaient dessus depuis l’avant-veille quand ils avaient tous ensemble lutté contre l’incendie. Pour une fois, la bande était silencieuse, ils avaient tous les mains et le visage noircis et les espadrilles brûlées par les flammèches après un après-midi passé à taper sur la végétation avec des branches de jeunes pins et à reculer chaque fois qu’une autre portion du sous-bois s’embrasait devant eux. Au bout de trois heures, un Canadair était enfin entré en action et les rares pompiers présents leur avaient donné l’ordre de s’abriter contre les murs de pierres sèches. Immédiatement après le premier largage, ils leur avaient enjoint comme à des gosses : « Rentrez chez vous. C’est dangereux de rester là maintenant ! ». Parce que les flammes, ce n’était pas dangereux peut-être ! Tout leur terrain de jeux était massacré, cette partie de la colline qu’ils considéraient comme la leur dévastée à tout jamais. Mais ils ne s’étaient pas rebiffés, ils étaient trop fatigués. Malgré tout, quand elle avait trouvé le gros de la troupe des pompiers nonchalamment installés près du portail de la villa que louaient ses parents depuis des années pour l’été, elle avait eu envie de mordre. C’est vrai que, pas beaucoup plus haut, le bitume faisait place à une piste de mauvaises pierres et inaccessible à leurs véhicules motorisés. Il n’empêche. Encore aujourd’hui, quand elle entendait louer l’héroïsme des soldats du feu, elle revoyait ceux-là et entendait leur remarque : « Bah, ça nettoie… » (à suivre)

C. Musard