— Pauvre Gaby, elle me fait peine avec son obsession des portes. Elle devrait le savoir pourtant qu’une porte, ça sert pas à grand-chose. Quand elle est fermée, ça suffit pas à retenir un enfant et, quand on la laisse ouverte, ça suffit pas à faire revenir ceux qui sont partis. Ils disparaissent et c’est fini.
Quoique, des fois, on croit que c’est la fin et puis on s’aperçoit que c’est seulement autre chose qui commence et pas nécessairement du mauvais, même si ça remplace pas. Elle se moque de moi, Gabrielle, quand je lui parle des chats mais je continue à croire que c’est un bon exemple. Chaque fois qu’il m’en mourait un je pleurais toutes les larmes de mon corps. Honor, pareil. Et puis au bout de quelques semaines, on en voyait arriver un autre, adulte ou chaton, blanc et sourd ou tigré, ronronnant ou rascous, qui s’installait en toute simplicité, comme si c’était dans l’ordre des choses et on s’y attachait. Et on les trouvait tous beaux. Comme les enfants ! Je croyais pas que je pourrais encore tenir un petit contre moi et m’en occuper et c’est vrai qu’un début, c’était tellement douloureux que j’ai failli renoncer. Et puis, le premier, quand il faisait la sieste, j’allais vérifier toutes les cinq minutes qu’il respirait bien ; des fois même je le réveillais ! Quand la mère venait le chercher en fin de journée, j’étais épuisée, pire que si j’avais retourné le potager ! Petit à petit je me suis calmée et je me suis mise à profiter d’eux : de leurs sourires, de leurs chagrins parce que ça donnait l’occasion de les consoler, de leurs rires en grelots quand je les baignais. Eux aussi, ils étaient tous beaux. Même quand il étaient pas jolis ! Ça n’a jamais remplacé le mien évidemment mais ça nous a sauvés, Pascual et moi. Pas tant à cause de l’argent que les mamans me donnaient pour garder leur minot — encore que c’était pas négligeable pour nous — mais parce que ça m’a empêchée de virer à l’aigre. Les mères, c’étaient des voisines de la colline et, quand elles venaient reprendre leur petit elles me racontaient leur journée de travail, leurs problèmes d’argent ou de lit ou de belle-mère et, moi, je m’intéressais, je compatissais ; parfois, je les consolais comme j’avais fait l’après-midi même avec leur gamin. Certaines sont devenues des amies, elles continuaient à m’amener les petits en visite même quand ils étaient à la grande école et, moi, j’avais des choses à raconter à Pascual quand il rentrait du travail. Sans compter que c’est les enfants qui m’ont redonné le goût des caresses. Sans eux, je les aurais peut-être oubliées pour toujours ; celles qu’on donne et celles qu’on reçoit, et mon homme ne méritait pas ça.
En attendant, heureusement qu’Honor n’était pas là ; elle lui en aurait dit des belles à Gabrielle sur ses soldats bien élevés ! Mais c’est ma faute aussi, qu’est-ce qui m’a pris de lui parler de ça ! Au fond, je sais, je voulais éviter qu’elle se ressouvienne de « mon-époux-le-Colonel » et de la façon dont il est parti. Le coup de fusil, elle y a vu du patriotisme, à cause de l’armistice. Comme quoi il s’en serait pas remis. Moi, je veux bien mais il a encore attendu deux ans avant de se tuer. Honor soutient que c’était un gros froussard qui tremblait dans ses culottes depuis le début et qu’à l’idée de voir les Allemands arriver chez nous, il a préféré en finir : mais Honor a toujours eu la dent dure. Pauvre Gaby, les jours qu’elle a passés ! Jusqu’au moment où on le lui a rapporté, la moitié de la figure emportée. Bon, elle a quand même trouvé moyen de lui faire faire une plaque de marbre, grande comme ça, avec « Mort pour la France » gravée dessus… Tu crois pas que non !
— Vèngue la nuit que les braves gens se couchent. Et toi aussi le goupil ! Tu ne sais pas que je suis là et tu as rejoint ta planque d’herbe sèche sous les romarins derrière la cabane, le museau enfoui dans la queue mais les oreilles encore aux aguets. Tu es bien joli et pas encore efflanqué.
Tout à l’heure, tu repartiras en chasse, fais attention à toi, il y en a qui ont la gâchette facile dans cette colline.Tu peux pas le savoir mais j’ai toujours pensé que c’est à cause d’un de tes frères que le p’tite est revenue me voir de si bon cœur ce premier été, il y a longtemps. C’était le gros de juillet et il ne faisait pas encore nuit tout à fait, c’était l’heure où tout est immobile, quand pas une feuille ne bouge et qu’on ne ressent pas encore le besoin d’allumer. Je ne sais pas de quoi nous avions parlé mais, à ce moment-là, on ne disait rien et on l’a vu arriver de la source, tranquille comme Baptiste, du poil noir au bout des pattes, un plastron blanc impeccable et la démarche si élégante que c’était plutôt une de tes sœurs. Ce jabot lui remontait jusqu’aux joues si bien que sa truffe noire ressemblait à un bouton de bottine au milieu d’une assiette de crème fouettée. Evidemment, quand il nous a vues, il a plongé dans les fourrés, vite fait, mais cette petite Parisienne était extasiée. Tu penses, les renards pour elle, ça se voyait exclusivement sur les images qu’on trouvait dans les tablettes de chocolat ! A 14 ans, elle devait encore en manger du chocolat ; après, évidemment, elle a commencé à penser à sa ligne, elle est devenue idiote comme toutes les filles de son âge. Pas trop quand même ! Mais j’ai jamais été une spécialiste des petits d’humains. Ceux de Sira, c’était guère plus qu’un portée de chiots, toujours à chercher une connerie à faire et, en général, ils la trouvaient ; braves, ça oui, mais bruyants ! Quant au pitchoun de Gabrielle, on se fréquentait pas trop avec sa mère… Et pour ce que j’en ai vu après, merci ! La mouflette, c’était autre chose. Je sais ce que dirait Angèle : « Pourquoi c’était la tienne, peuchère ! » Mais c’était pas la mienne. Elle avait des parents même si elle en parlait pas beaucoup ; ils étaient dans les affaires, je crois… Des mondains, le genre qui brasse de l’air. Et puis elle avait sa vie, ses études, ses amis. Ça, elle m’en parlait et, en hiver, on s’écrivait. L’année de son bachot, bou diou, j’ai eu droit à tout : ses bonnes notes, ses coups de cafard, qu’elle allait pas y arriver et patin-coufin ! Et la philo : comme quoi tout était acquis et que la nature humaine, c’était une invention. A d’autres ! J’en ai trop vu qui sont nés sans cervelle et elle leur a pas poussé en vieillissant. Bon. Elle l’a eu évidemment et faut voir comme elle était contente ! Moi, en revanche, j’ai été déçue et pas qu’un peu : elle avait même pas un beau diplôme à me montrer, du genre qu’on peut encadrer. Rien qu’un papier minable comme tout. Ah pardon mais, dans ma jeunesse, c’est pas pour dire mais on savait mieux vivre. Quand j’étais à l’Ecole des Beaux Arts de la ville, même pour un 3è Prix de broderie en or, ils m’ont remis un machin – qu’avec deux ou trois tu tapissais une chambre – avec de figures mythologiques, des représentations des Arts et des Sciences de chaque côté et pas moins de trois signatures, celle du Directeur, celle de l’Adjoint délégué aux Beaux-Arts et celle du Maire de la Ville, et tous ces titres étaient bien calligraphiés avec des pleins et des déliés. Non, vraiment, on regrettait pas de s’être fait suer à broder des manchettes d’officiers ! Toujours est-il que cet été-là, elle s’est jetée dans mes bras — c’était la première fois qu’on s’embrassait — et elle m’a apporté une cocotte en fonte d’aluminium parce que c’était plus léger que ma vieille noire. C’est vrai que j’avais passé les 80 à ce moment-là et moins de force dans les mains mais j’ai toujours trouvé que le civet avait pas le même goût dedans. Et puis le bachot, les études en général, ça n’apprend pas tout. Pour preuve, j’ avais une amie, elle avait fait des études et elle était devenue institutrice. Oh elle était brave comme tout mais sotte comme un panier : jamais vu une pareille bourrique ! Et quand elle est devenue Directrice d’Ecole Normale, ça l’a pas arrangée au contraire parce qu’elle s’est mise à se pousser du col avec des remarques du style « Nous autres de l’Education nationale » qui te faisaient crever de rire.
Toujours est-il que, pour la cocotte, je l’ai dit à la mouflette, ça l’a vexée et on s’est disputées. C’était pas la première fois et ça n’a pas été la dernière mais on se rabibochait toujours. D’ailleurs c’est le même soir qu’elle a dormi au cabanon pour la première fois, dans le grenier qui est un peu devenu sa chambre. Preuve qu’elle m’en voulait pas. » (à suivre)
C. Musard