Toulon a longtemps été une ville pauvre mais, pour moi, il a toujours eu deux monuments : le Faron sur lequel je passais mes vacances et le Cours Lafayette que j’arpentais avec une vieille toulonnaise que je considérais comme ma grand-mère. D’autres on disparu au cours des années, la Poissonnerie, les Halles, une certain quartier ‘réservé’, l’animation de la rue d’Alger… Quant à la rade, la plus belle d’Europe et patin couffin, d’autres sont mieux à même que moi de chanter ses louanges.
Le Cours Lafayette a trouvé son chantre en la personne de G. Bécaud qui était né à Toulon. L’accent dont il parle dans ses « Marchés de Provence » ne s’entend plus beaucoup, il a été remplacé par d’autres.
Faire son marché sur le Cours exigeait un rituel : le monter puis le descendre (ou le contraire) pour repérer les prix et la fraîcheur des fruits et des légumes, puis refaire le chemin en sens inverse pour, cette fois, acheter. Pour ma grand’mère, qui habitait rue d’Astour, et moi, nous l’arpentions le plus souvent de haut en bas. Soit nous remontions la rue d’Alger si elle devait faire une emplette chez Bertrand, un grand magasin situé dans le rétrécissement entre l’Opéra et la place Puget. On y trouvait de la boucherie, de la charcuterie, des produits traiteur. Le dimanche matin, la foule était si dense devant les étalages de choucroute qu’il était impossible d’avancer dans ce boyau étroit sans jouer des coudes. Tout le personnel jusqu’au patron connaissait la vieille dame et les visites trainaient mais j’avais parfois droit à une rissole. Soit nous poussions jusqu’au bout de la rue d’ Astour pour déboucher près des Halles qui recelaient encore quelques étals dans les années 60 / 70, puis sur la place Paul Comte (adjoint au maire Marius Escartefigue). C’était celle qui avait le plus d’attrait pour moi parce que, dans un petit kiosque, une autre « vieille dame » (j’avais une dizaine d’années !) présentait le chichi-frégi enroulé sur lui-même qu’elle découpait en portions avec des ciseaux avant de le saupoudrer de sucre et de l’envelopper dans du papier blanc. Ma main se tendait déjà. Je crois que la portion coûtait 3 fr. mais je n’en suis pas certaine. Ensuite, rien ne m’intéressait vraiment jusqu’à ce que je sois venue à bout de mon beignet et que j’aie le museau maculé de sucre et de gras. Bon sang que c’était bon ! Des revendeurs me taquinaient et me menaçaient de devenir aussi grosse qu’une poissonnière. Ça m’était bien égal. Tout en enfournant allégrement mon chichi je profitais des magnifiques étals de fruits et de légumes derrière lesquels certains revendeurs dissimulaient quelques fruits blets ou bien ceux qui avaient déjà passé une nuit au frigo . Les ménagères avisées s’en méfiaient et ne se laissaient pas servir n’importe comment. A vrai dire, elles se servaient souvent elles-mêmes sans hésiter à taler la marchandise à force de coups de pouce appuyés, sans parler des plus vieilles qui ôtaient une épingle de leur chignon pour l’enfoncer discrètement dans un melon, la lécher et tester le goût du fruit avant de remettre l’épingle en place !
Il y avait toujours des raisons de hausser le ton et de brailler, et pas seulement pour vanter la marchandise et personne ne s’en privait. Après quelques insultes sonores, un gros rire se faisait entendre et les choses reprenaient leur cours… à peine moins tapageur.
Petit à petit, et parfois le chemin dégagé à coups de canne, nous arrivions chez Castel-Chabre où il y avait toujours une raison d’acheter quelque chose puisque la réputation non usurpée de ce grand magasin était qu’on « y trouvait de tout » : pharmacie, matériel médical, parfumerie, droguerie, mais aussi optique et acoustique, photo, diététique qui sera le dernier rayon à subsister jusqu’en 2014. En 1994, ce fut la fête du centenaire ! A la tête du Magasin règne alors Michel Chabre depuis 1991. Il était directeur financier d’une société d’informatique parisienne quand son frère Jean-Louis est mort et il est rentré à Toulon pour reprendre les rênes de la boutique par sens du devoir familial. Très récemment, celle qui avait tenu le rayon de diététique jusqu’en mai 2014, dernier du magasin, évoquait avec bonheur la personnalité de cet homme à l’écoute de ses employés. Il était le 5è Chabre à occuper ce poste depuis 1894 depuis Louis, pharmacien de Gap, qui avait racheté la pharmacie-droguerie de Victor Castel et l’avait transformée en « Maison Castel-Chabre ». Les choses avaient bien changé au cours du siècle, la boutique s’était agrandie mais son destin était resté lié à celui du marché voisin et les Chabre ont toujours refusé de quitter le cours. Après la mort de Michel, c’est sa femme Jacqueline, encore une Chabre, qui a géré le magasin. La disparition de cette institution laisse un grand vide dans la vie et le cœur des Toulonnais.
De là nous remontions doucement le cours : il n’était plus question de seulement regarder ; cette fois, il fallait acheter ! Quand une soupe au pistou était prévue, c’était toujours à « La Maison du haricot » que nous allions faire le plein. Elle était tenue à l’époque par un couple et leur fille. Aujourd’hui c’est au tour de la fille et de son mari mais la mère est toujours présente et elle a gardé plus que la ‘jeune génération’ la tradition du sourire avenant.
Venait le tour de Muratore, un commerce de beurre, œufs, fromages (les BOF dans les années 60) chez qui venaient se réapprovisionner quelques producteurs du cours lorsqu’ils manquaient d’œufs… D’origine italienne (le muratore est un maçon), la famille était arrivée en France au début du siècle. Avant la deuxième guerre mondiale, les Muratore étaient les fournisseurs exclusifs en œufs de la Marine ! Pendant les années 60, la boutique était tenue par Monsieur Muratore, un bourreau de travail, et son épouse à la caisse. Ces deux personnalités sympathiques jouissaient d’une forte clientèle, l’affaire était très rentable et les vieux Toulonnais, sachant qu’ils pouvaient compter sur la qualité des produits, venaient chercher chez eux les volailles, particulièrement au moment des fêtes.
A cette époque où les femmes cousaient beaucoup, les magasins de tissus comme La Boule d’Or et Bouchara ne désemplissaient jamais, mais le cours était également ponctué de nombreux magasins de vêtements, certains spécialisés pour la Marine et les militaires comme Roubaix-France. L’amiral Philippe de Gaulle y fut client mais un désaccord l’opposa au maître-tailleur qui voulait lui imposer un bas de pantalon de 24 cm, à quoi Philippe rétorqua : « 26 cm comme pour les pantalons de papa ! ». Autre magasin de vêtements, pour dames : Monique. Il était dirigé par un M. Eskinasi, adjoint au maire Arreckx. A l’extérieur de la boutique, sur le trottoir, se tenait un vendeur dont la fonction était d’interpeller la clientèle… ce qu’il faisait lorsqu’il ne cédait pas à l’irrépressible envie de taquiner la Muse et d’écrire des poèmes !
Tous les sens étaient sollicités sur le Cours Lafayette. La vue, bien sûr, pour admirer les empilements de fruits et de légumes. Un jour, je fus étonnée (et dépitée) de voir une marchande donner une poignée de cerises, dont je raffolais, à une jeune femme qui n’avait rien demandé et qui, de plus, n’avait pas l’air très enthousiaste ! Ma grand-mère m’éclaira vite : « Tu n’as pas vu qu’elle attendait un bébé ? Ces revendeuses s’imaginent que si la future mère reste avec une envie de cerises ou de fraises ou d’autre chose, le petit naîtra avec un tache rouge sur la figure, alors elles lui donnent de quoi se passer son envie. Elles sont braves, tu sais, mais superstitieuses et sottes comme des paniers ! ». Devant un étalage d’olives c’était par le nez qu’on se régalait. Chez Palmer aussi, qui vient de disparaître en juin 2018. C’était une épicerie fine spécialisée dans les épices et les produits exotiques et on n’avait pas besoin de connaître tous les produits pour être envoûté par leur parfum. Plus loin, au coin de la rue de Lorgues et de la rue Lendrin celle du ‘Petit cours’ se trouvait les Cafés Maurice « les meilleurs » dont les torréfactions embaumaient une grande partie de la ville. C’était il y a longtemps.
Le Cours Lafayettte vit toujours, il est un peu plus propre qu’autrefois Mais il est méconnaissable pour ceux qui se souviennent de la chanson de Bécaud : plus de bruits, plus de chiens et les chichi-frégi ont dû quitter la place où ils officiaient depuis des années pour une petite boutique dans une rue adjacente. Ceci explique sans doute pourquoi ils s’apprêtent à disparaître. Et Toulon sans chichi, pour moi, ne sera plus Toulon.