Les Vieilles (pierres) 25

Les Vieilles (pierres) 25

Le Faron des Toulonnais

       Elle rengaine son sécateur et poursuit son chemin, passe la pinède et s’apprête à tourner le coin de la maison quand un bruit de voix la fige et lui fait attraper le collier du chien déjà prêt à s’élancer pour aller voir les choses de plus près. Deux hommes sont là, tellement absorbés l’un par l’autre qu’ils ne l’ont ni vue ni entendue. Elle reconnaît celui qui  se tient sous le chêne de la terrasse et lui tourne le dos ; l’autre est un promeneur d’un âge certain, le type même du beau vieillard. Il s’est arrêté net, la trace d’un vague sourire sur le visage, obligé d’atterrir brutalement dans un univers qui n’est pas le sien par le tutoiement injurieux du premier, et c’est à cause du tutoiement qu’elle s’aperçoit qu’il est arabe. Il se redresse imperceptiblement : « Cette propriété a toujours été privée et j’ai connu son ancienne propriétaire : elle avait de la classe, elle… ». Le mur étouffe les voix mais elle a le temps de saisir « Bougnoule ! » et « Fous-moi le camp ! » avant de repartir en courant sur ses pas en entrainant le chien avec elle. Elle regagne la piste plus haut, coupe un virage à travers la broussaille et se retrouve sur le chemin très en dessous de la Castille, le cœur battant autant à cause du rythme de la marche que de la violence des paroles échangées entre les deux hommes. Elle s’assoit au bord de la piste le temps de reprendre haleine et voit le promeneur arriver. A sa grande surprise, il a toujours la trace d’un sourire sur le visage mais plus marqué, comme s’il s’en fallait d’un rien pour qu’il se mette à rire, et de fait…  « Tu as loupé le plus beau ! Un vrai soleil, je ne m’en croyais plus capable ! Il faut croire que ce crétin m’a rajeuni ! ». Il s’assoit à côté d’elle et rit de bon cœur. Elle voudrait dire qu’elle était là, qu’elle a tout vu et s’excuser mais il ne lui en laisse pas le temps. « Je te reconnais, tu sais, tu venais chez Honor. L’air était plus sain dans la colline en ce temps-là mais c’est moi qui ai eu tort de revenir : on ne devrait jamais remettre ses pas dans ses pas. Et puis ce type n’aurait pas dû foncer sur moi, je l’ai laissé venir et il s’est retrouvé par terre, incapable de comprendre pourquoi son bras lui faisait si mal ; à mon avis, il va y penser pendant plusieurs jours. C’est le principe de l’aîkido, tu connais ? Tu utilises la force de l’autre et tu la retournes contre lui. Mais en dansant, comme lorsque tu as réussi une belle opération cardiaque…. Je suppose qu’on peut le voir comme ça, oui, j’ai pas mal dansé dans ma vie. C’est une femme qui m’a appris, il y a longtemps,  alors je n’allais pas laisser ce pauvre type me faire trébucher, tu comprends ? Quand elle a ouvert les bras j’ai découvert que je pouvais danser tout seul, prendre les saletés qu’on me disait — rarement que j’étais trop arabe, remarque ; de ce point de vue-là aussi, il m’a rajeuni ! : le bon copain qui me trouvait trop intelligent pour sortir avec sa petite sœur, le prof qui me trouvait trop littéraire pour faire médecine, le patron qui me trouvait trop « ouvert sur l’humain » pour faire une spécialité en cardio… Ouvert sur l’humain, tu te rends compte ! Ce n’était pas tous des abrutis bon teint — je me demande parfois si ce n’est pas ça le pire — mais ils voulaient tous me ramener vers le bas, m’empêcher de danser. » Il s’est levé, l’a saluée, s’est éloigné de quelques pas avant de lui lancer : « Et toi, qu’est-ce qui te fait danser ? ».

Les vieilles

« Angèle, Honor, il est revenu ! Je le savais ! Et il a ses outils !

– Tu savais quoi ? Encore hier, tu tirais une de ces gueules qu’on aurait dit un rat mort. Et puis si tu veux mon avis, il a pas l’air de péter la forme, qu’est-ce qu’il fait par terre ? Il prend des mesures ?

– Ne sois pas méchante, Honor, tu le vois pas qu’il souffre ? Il a été victime d’une agression, rien de moins. Un grand type est arrivé, genre balèze, et lui est tombé dessus. D’ailleurs il y avait la fadole, elle a tout vu !

– C’est pas Dieu possible !

– Tu as raison, Angèle, c’est pas possible. D’ailleurs quand Gaby se met à parler comme le journal, c’est qu’elle raconte mal ou qu’elle a pas tout compris.

– Dites tout de suite que je suis niaï ! Mais ça fait rien, l’important c’est qu’il soit là. Il va peut-être se reposer un peu aujourd’hui et demain… Tant, il fait le 2è étage qu’il m’a préparé ! Ou alors, il m’ arrange le bas parce que c’est pas pour dire mais il manque la cuisine. Vous la voyez, sa femme, faire à manger pour quatre sans Godin ?

– Et sans pompe Japy ! Tu te souviens, Gaby, comme ça nous a changé la vie. C’est mon Pascual qui en a eu l’idée le premier. Il a transformé une partie de la cave en citerne, il a raccordé les gouttières pour que toute la pluie du toit tombe dedans, à travers des filtres pour qu’elle soit bien propre ; dans le grenier, il a installé un gros bidon en zinc et la pompe Japy dans la cuisine. Il l’avait trouvée dans le catalogue des Armes et Cycles de St Etienne. Ça a été un brave travail mais il était pas du genre à pleurer sa peine. Après, il suffisait de pomper pour remplir le bidon et j’avais de l’eau au robinet ! Attention, je l’utilisais pas pour tout pourquoi, pour faire cuire la soupe, je continuais à utiliser celui de mes deux puits que j’appelais le puits aux haricots. L’eau était délicieuse, même les pommes de terre avaient meilleur goût cuites dedans. Mais, quand même, cette pompe Japy c’était une merveille. D’ailleurs, vous avez toutes voulu la même.

– Vous me faites caguer avec vos Godin et vos pompes Japy, vous le savez que l’eau et l’électricité sont arrivées chez nous ! Pourquoi pas les lampes à pétrole pendant que vous y êtes. Tout ça, c’est ravan et compagnie ! Tu montres ça à un jeune d’aujourd’hui et il croit que c’est de la décoration. Un jour, j’ai appelé un plombier pour je ne sais quoi et j’en ai profité pour lui dire de vérifier l’étoupe de la pompe Japy ; il me semblait qu’il y avait longtemps qu’on l’avait pas changée et elle devenait dure à manœuvrer. Vous auriez vu sa gueule ! Il m’a demandé comment ça se démontait, vous le croyez ça ! Il avait jamais vu un engin pareil. Je me souviens que la petite était là, elle se tordait.

– Non, va, s’il te fait une cuisine, elle ressemblera pas à celle que tu avais, tu peux en être sûre. Et tes poêles noircies, tes tians, tu peux les oublier.

– Ça m’est bien égal. Pourvu qu’ils soient plusieurs autour de la table. Tu peux bien dire ce que tu veux, le soleil est revenu, les pédas du niston vont sécher et tout va bien.

– Comment tu le sais que le Christ est né un vendredi et qu’il y a toujours un peu de soleil le samedi pour faire sécher ses langes ?

– Je ne le sais pas mais j’aime bien y croire.

(à suivre)

C. Musard