Les Vieilles (pierres) 16

                              VIII

        Déjà cinq jours qu’elle est rentrée de Paris et elle n’a pas encore trouvé le temps de monter mais aujourd’hui le temps, justement, l’exige. Il est incroyablement doux et lumineux ; Janus a choisi son visage le plus souriant afin d’encourager sans doute les mimosas qui frétillent de tous leurs boutons près d’éclater. Au bord de la piste elle a repéré deux narcisses ; si elle en trouve d’autres plus haut, assez pour se faire un bouquet, elle cueillera ceux-là en redescendant. Arrivée devant le portillon d’Honor, elle sort la petite burette à huile et graisse toutes les parties métalliques avec application. Il aurait également besoin d’un coup de peinture mais ça, c’est plus compliqué. A moins de trouver ce qu’il lui faut dans la cabane ! Elle vient de se rappeler les pots ‘de réserve’ qui s’empilaient toujours au fond, à côté de l’établi. Ou plutôt des fonds de pot qui, souvent, ne contenaient plus qu’une couche durcie et inutilisable, mais on ne sait jamais. A vérifier. Le chien s’impatiente. Elle rebouche le drôle de petit arrosoir et poursuit jusqu’à la terrasse recouverte de feuilles : celles des micocouliers forment deux gros tas noirâtres et celles du plaqueminier, rigides et craquantes, encombrent l’espace entre la maison et la cabane. Qui a parlé de la poésie des feuilles mortes ? A l’automne, admettons, mais lorsque personne n’est là pour les ramasser, qu’elles s’incrustent et se transforment sur place en magma spongieux, pâteux, glissant, elles signalent l’absence et l’abandon, le pourrissement, toutes choses dépourvues de romantisme. Il faudrait un sérieux coup de balai et emporter tout ça sur le tas de compost. Au moment où elle dépasse la cabane en direction de la source, elle entend une buche basculer derrière et voit une chatte émerger du tas de bois et s’enfuir vers la broussaille aussi vite que le lui permet son ventre distendu. Le chien ne bronche pas, elle aura au moins réussi à lui inculquer ça ! A proximité du lavoir, un premier iris bleu s’est ouvert.

         Réjouie, elle opte pour le grand tour : le Fort, la mémé limonade et la Castille pour finir. Depuis novembre, un des chasseurs lui a téléphoné pour la remercier de ses photos. Apparemment, elles ont contribué à étoffer le dossier et un PV a été dressé avant la fin de l’année pour construction illégale en site classé. Elle a jubilé quand elle a appris la nouvelle (« Vieille garce que je suis ! »), il n’y a plus qu’à attendre la suite des événements. Elle a presque chaud en arrivant au Fort. Le chien l’a semée depuis un moment et, quand elle aborde la terrasse cimentée, c’est une meute de quatre clébards, de tailles et de poils variés, qui l’accueille avec entrain. L’un ressemble assez nettement à un Berger des Pyrénées et les deux autres, plus petits, ne ressemblent qu’à eux-mêmes, des prototypes, de purs corniauds de père en fils. Elle se souvient qu’une guinguette s’est montée sur l’esplanade au-dessus du Fort ; elle est tenue par une fille seule qui a su convaincre les chauffeurs des cars de touristes de faire halte chez elle, grâce à des arguments qui ne tiennent pas, disent les méchantes langues, à la qualité de ses rafraîchissements. Les chiens doivent venir de là. Elle s’avance, se trouve un petit pin qui a réussi à pousser dans une anfractuosité du ciment et s’y adosse pour ne pas être dans leurs pattes … Ils se foncent dessus, se déséquilibrent tour à tour, glissent et roulent jusqu’à l’extrême bord de la douve ou de la falaise, se récupèrent à la dernière minute et reprennent la course avec ardeur. La folie dure bien dix minutes jusqu’à ce que le plus gros se laisse tomber, haletant, et c’est comme s’il avait sifflé la fin de la partie. Chacun se désintéresse des trois autres et vaque à ses affaires personnelles. Elle en profite pour rejoindre le sentier qui déboule au-dessus de la ‘mémé limonade’. Le chien pourra se désaltérer près de la cabane des chasseurs.

                                   Les vieilles

« Tiens, voilà la femme au chien ; elle non plus, on ne l’avait pas vue depuis un moment.

— Ben, une fois de plus, j’avais raison : elle est fadoli et pas qu’un peu ! Tout à l’heure, elle a graissé mon portillon, vous le croyez ça !

— Au moins, ça te fait de la visite, tandis que moi… Vous savez, si celui-là me lâche aussi, je crois que je ne m’en relèverai pas. Même avec le temps qu’il fait aujourd’hui, tout m’indiffère… Qu’est-ce qui te fait rire, Honor ?

— Toi ! Depuis le temps,  que les choses te laissent froide, peuchère, tu aurais dû t’y habituer! A propos, tu te souviens de la nuit qu’on a passée à veiller le vieux Père Roubaud ? C’étaient des gens de la colline que tu as pas trop connus, Angèle ; nous, on les connaissait pas plus que ça, remarque. La femme venait de temps en temps nous vendre des primeurs, très cher d’ailleurs, et ça s’arrêtait là. Voilà qu’un jour, elle arrive et nous annonce que son mari est mort et, comme c’était le genre geignard même quand tout allait bien, elle se lamente à n’en plus finir : qu’elle est fatiguée, qu’elle sait pas si elle aura la force de veiller son mari à l’hôpital et que, le lendemain matin, elle doit aller bonne heure à la gare pour attendre la famille qui arrive des Basses Alpes. Tant et si bien que Gaby, brave gourde, lui propose de veiller à sa place et moi, évidemment, je lui propose de l’accompagner. Nous voilà parties toutes les deux, chacune avec son parapluie parce qu’il y avait une espèce de crachin désagréable comme tout, et on arrive dans une pièce carrelée avec le cercueil sur des tréteaux, deux petits bancs minables et rien d’autre, sauf une lampe d’une puissance, mais d’une puissance ! Ma foi, on est décidées à prendre patience et on  s’installe aussi bien qu’on peut — c’est-à-dire fort mal — vu que la nuit va être longue ; d’autant que nous nous en foutons du mort dans le fond. Ben quoi, c’est vrai, non ? Au bout d’une heure ou deux, Gaby me dit : Cette lampe nous fatigue. Si on ouvrait le parapluie ? Tu imagines le tableau, Angèle : chacune  sous son parapluie, dans cette pièce où il n’y avait strictement rien, à part le cercueil, bien entendu ! Crois-moi qu’on trouvait le temps long ; surtout que nous n’avions aucun chagrin… J’ai dû pénéquer un moment et, d’un coup, j’entends Gaby qui s’étrangle : Il a bougé ! Le mort a bougé ! Les fleurs bougeaient sur le cercueil, il n’y avait pas de doute mais pour ce qui est du mort, bou diou, j’y croyais pas trop mais bon… Et c’est pas la peine de te signer, Angèle, parce qu’on a bientôt vu ce qui se passait, c’était deux petites souris qui marchaient là, entre les fleurs ! Sauf que Gaby, elle en a toujours eu une peur noire, des souris ; alors, vite fait, elle monte sur le tabouret, les robes au cul mais sans lâcher le parapluie ! Les souris ont eu tellement la frousse qu’elles ont disparu et moi, j’ai failli tomber du tabouret tellement je riais ! Et plus Gaby m’incendiait et plus je riais ! Oh non, quelle nuit on a passé ! Et le lendemain matin, on a vu arriver la veuve et la famille, les joues roses et bien reposés… Je me suis toujours demandée à quoi ça rime de faire veiller les morts, par exemple !

— Celui-là t’aura toujours donné l’occasion de te moquer de moi! Ça te fatigue pas par moments, Honor, de tout tourner à la rigolade? Les vivants, les morts, les sentiments des gens ? Quand ton frère est parti, tu l’as pas veillé peut-être ?

— Si, et alors ? Le rapport avec le chagrin que j’avais ? Je l’ai fait parce que ‘ça se fait’ et dans toutes les choses qu’on fait parce que ça se fait, il n’y a pas que des choses intelligentes ! C’est même une minorité !

Mais, dis Gaby, tu auras pris ton temps pour t’occuper des sentiments des autres ! Je t’ai connue à une époque où tu pensais comme moi : qui de rien se mêle de rien  se démêle ! Et tu as même mis la théorie en pratique avec application d’après ce que tu nous as raconté !

— Décidément, quand il y a une méchanceté à balancer, tu la loupes pas. Quand on n’a eu ni mari ni enfant on met ses conseils dans sa poche, et son mouchoir par-dessus encore !

— Oh, ça va, s’il faut supporter tes humeurs grinches, je préfère m’esbigner  et zou !.

— Laisse-la partir, Angèle. C’est pas la première fois qu’on s’alpague, va, et sans doute pas la dernière. Et c’est sûr que je ne suis pas drôle quand j’ai le cafard… Et puis elle a pas tort et elle le sait : si je m’étais un peu plus mêlée de la vie de mon fils j’en serais peut-être pas à compter sur un étranger pour s’occuper de moi, ses enfants feraient de la balançoire sous le chêne et la pierre à évier serait encore en place…

— Ses petits-enfants, tu veux dire, ou même ses arrière…

— Ne chipote pas, s’il te plait ! L’important, c’est que j’aurais une raison d’être et ça, même si la pile avait été changée pour un bac en inox depuis longtemps !

Pourtant j’y ai cru, tu sais, quand il est revenu juste après la guerre. Cinq ans que je savais plus rien de lui, s’il était mort ou vivant, mon fils unique, ça te dit quelque chose, Angèle, cinq ans !

— Ça me dit cinq ans à espérer ; certains n’ont pas eu ça. (à suivre)

  1. Musard