Les Vieilles (pierres) 9

Tu sais, petite, à regarder vivre les gens, c’est comme les tarentes, il y a de quoi se tordre ! Surtout les hommes ! Prends mon frère, par exemple. Il a été peintre toute sa vie, mais d’intérieur, hein! Quand il avait une belle tapisserie à poser, il était ravi. Décorateur, quoi. En dehors de ça et à part ses parties de pétanque avec les collègues, il se passionnait pour rien. C’était un calme, on peut pas dire qu’il troublait l’eau. Et voilà qu’à presque 40 ans, il se met à s’intéresser à tout ! Un jour, c’était le vin : il achetait tous les livres qu’il pouvait trouver et décidait qu’on ferait notre vin. Le plus beau c’est qu’on l’a fait ! Et puis ça a été les ruches… Il me faisait venir chèvre, ce pauvre bougre. C’est pas venu tout de suite, remarque. Pendant plusieurs années, on s’est contentés de monter le dimanche. On rangeait une table et des chaises dans le cabanon en dur et on faisait la cuisine dans la cabane ; pas celle-ci, hein, celle du vieux qu’on avait gardée. Paul avait délimité le terrain de boules avec des grosses branches et ça nous suffisait. Mais on a commencé à venir le samedi après-midi, à la belle saison, et ça nous portait peine de redescendre en ville pour remonter le lendemain. Alors, un soir, il a dit : « Et si on faisait une maison un peu plus grande ? Comme celle des petits Italiens… On pourrait y rester dormir… Je suis sûr que je pourrais y arriver avec un coup de main de Pascual ». Ma foi, moi je n’y voyais pas d’inconvénient ; tant qu’il était heureux… Et puis faut bien dire qu’on s’est amusés comme des fous à la dessiner cette maison ; ça nous a duré des mois. Et que je mets une porte ici, et que j’enlève une fenêtre, et que l’un veut une cave (Pour le vin, pardi !) et que l’autre veut un grenier ! Au final, on a fait les deux. Peut-être qu’en cherchant bien, je te les retrouve ces dessins. Tu rigoleras. On aurait dit une maison comme en dessinent les minots à la petite école. Mais je te barbe avec mes histoires. Non ?

Comment ça, un mari ? Si, j’ai eu un mari. Pourquoi je t’en ai jamais parlé ? Parce que je l’ai eu pendant deux ans seulement, et puis il est mort. Alors, dans une vie comme la mienne, ça fait pas beaucoup. Il a eu juste le temps de finir ses études de médecine au printemps 1913. On a passé cet été-là à Souk-Ahras en Algérie chez son père. Il avait des terres, des vignobles, c’était un pinardier, sauf que lui n’aurait jamais utilisé un mot pareil. Il était très distingué mon beau-père ; il m’aimait bien quand même. Pas comme sa fille et son gendre qui vivaient avec lui ! Ceux-là m’ont regardé arriver comme si j’allais leur enlever l’héritage de sous le cul ! Ils risquaient rien, tu sais ! J’avais pas le goût de la terre à l’époque. Bref, quand on est rentrés, mon mari est tombé malade presque tout de suite. Il n’avait jamais été très costaud. Il lui a pris des espèces de crises nerveuses qui le laissaient sans force et dont il avait de plus en plus de mal à se remettre. Les médecins ont parlé d’épilepsie et, moi, ça me faisait peur. J’avais 21 ans et, c’est pas pour dire, mais on était sacrément cruche à cette époque-là. On est repartis pour l’Algérie au printemps 14 et il est mort en juillet. Non, je n’ai jamais eu envie de le remplacer. C’est bien plus tard que j’ai pensé à la syphilis. Il y en avait dans beaucoup de familles, tu sais… Et ce n’est peut-être pas pour rien que mon beau-père m’a fait établir une rente. Heureusement que je n’ai pas eu d’enfant. D’ailleurs ça ne m’a jamais chatouillée d’en avoir. Bref, la rente me suffisait pour vivre. Pas sur un grand pied, non, mais je n’ai jamais eu des goûts de luxe. Les gens me disaient : « La solitude vous pèse pas ? » Et bien non, vois-tu ! Tout m’a intéressée mais je n’ai jamais été obnubilée par rien. Et, crois-moi, ça protège de bien des choses. Quand j’y repense, je crois bien que je n’ai jamais eu un chagrin dont je ne me sois pas remise en quelques heures… Bref, je suis rentrée en France et, quand lui est revenu de la guerre, je me suis occupée de mon frère ; dès qu’il y a eu des assurances sociales il m’a déclarée comme sa ‘gouvernante’ si bien que, le moment venu, j’ai touché la retraite des vieux travailleurs. Tu vois qu’il y a toujours des raisons de rigoler ! »

Finalement les dernières cigales se taisaient à leur tour et, souvent, elle restait dormir sur place, dans le grenier. On y accédait par une passerelle en bois qui enjambait la restanque à laquelle s’adossait la maison. Une fois la porte franchie, elle lançait un bras au-dessus de sa tête et ses doigts se refermaient sur les ailettes d’un interrupteur en porcelaine fixé sur la poutre centrale. Quand l’ampoule s’éclairait sous son abat-jour de minuscules perles rouges, la magie pouvait opérer. Oh, elle ne tenait ni à l’ameublement ni à la décoration : tout aussi sommaires que dans le reste du cabanon ! Un lit en fer aux énormes ressorts entre lesquels on avait glissé des journaux dans l’espoir vain d’atténuer leurs protestations, une commode sans style, un guéridon et une chaise paillée peinte en rouge ; Au pied du lit contre le mur étaient accrochés un tromblon hors d’âge, un sabre et une longue-vue aveugle, et c’était tout. Mais les cloisons en planche étaient tapissées d’affiches de cirque datant toutes du début du siècle. Collées sur de la toile de jute, elles se gonflaient au moindre vent coulis qui passait entre les tuiles. Alors la vraie magie pouvait se donner libre cours. Les couleurs, aujourd’hui fanées, semblaient se raviver et un Monsieur Loyal particulièrement excité et polyglotte aboyait les slogans emphatiques qui s’étalaient en gros caractères : « Entrez Messieurs Dames voir notre programme, y en aura pour tous les goûts ! » et les acrobates de s’élancer de leur trapèze dans des positions impossibles tandis que des singes facétieux effraient les enfants et arrachent la perruque d’une vieille dame. Norbert et Vera Burgher, « duettistes mondains » poussent la romance et deux lutteuses rondouillardes s’immobilisent par une clé évocatrice d’une étreinte amoureuse. Nouquette, minuscule chienne tachetée, se tient en équilibre sur le pommeau d’une canne où elle est « la seule au monde à réussir un double saut périlleux ». F. Wigo « the king of the weels » présente « a new and sensational skating act » sur ses patins à roulettes : il exécute de folles arabesques entre des bouteilles, passe sur une planche à bascule et fait le grand écart. Tous les artistes arborent une moustache avantageuse et des maillots qui mettent en valeur leur musculature. Elle a un faible pour les frères Benoit, le brun et le blond, qui ne font rien à part faire admirer leur plastique. Quand elle les délaissait, elle passait encore de longs moments devant la porte-fenêtre en arc plein cintre à rêvasser, à se prendre pour un écrivain et à contempler le paysage nocturne en un temps où les lumières de la ville ne rivalisaient pas encore avec les étoiles. Droit devant, le cyprès dessinait une balafre plus noire que la nuit et, si elle clignait un peu des yeux, elle faisait surgir son double spectral juste à côté. Lorsqu’elle finissait par s’endormir, c’était encore au son des cuivres de l’orchestre.

Oui, elles ont beaucoup ri ensemble. Mais pas seulement. Et la dernière fois qu’elles s’étaient vues, plus rien n’était drôle. S’étaient-elles seulement ‘vues’ d’ailleurs ? Elle-même avait le regard tellement brouillé par des larmes qui coulaient sans vouloir s’arrêter qu’elle ne parvenait pas à fixer quoi que ce soit. Et Honor, en face d’elle, avaient les yeux ouverts mais qui ne regardaient rien. L’infirmière avait beau insister avec une jovialité toute professionnelle : « Allons, vous vouliez tellement la voir, faites-lui un sourire ! », rien n’était venu.

C’était à la fin de l’été 1992. Au mois de juin précédent, elle était descendue de Paris pour fêter avec elle ses 100 ans. Honor était pimpante, coiffée de frais et bien décidée à s’amuser. Aux dépens de l’adjoint au maire pour commencer. L’homme s‘empressait, lui faisait des compliments idiots et avait trouvé judicieux de lui demander ce qu’elle pensait, elle qui en avait tellement vu défiler en un siècle, des hommes politiques : « Le plus grand mal en général, cher Monsieur ! Mais, ce soir, vous offrez le champagne et les petits fours, je vous trouve très bien ». L’édile avait remballé ses fadaises. Mais, un mois plus tard, Honor était tombée et n’avait pas pu se relever. Sans la voisine qui avait les clefs… Et son médicastre habituel lui avait conseillé un bref séjour dans une maison de repos « juste le temps de vous remettre du choc ». Deux mois plus tard, elle avait fait une petite attaque et, depuis, elle n’était plus vraiment là. Où es-tu, Honor ? Dis-le moi, que j’aille te retrouver. Au moment où elle s’apprêtait à fouiller dans son sac à la recherche d’un billet pour le personnel soignant, elle avait entendu une espèce de croassement, un raclement de gorge et reconnu le refrain qui les avait si souvent fait rire « comme deux folles » : Promenons-nous, ce soir, veux-tu, Dessous ces vertes allées d’arbres Mais faudrait pas, pour ta vertu, Trop regarder les estatues De ma-a-a-bre ! Elle avait fui et c’était la dernière fois qu’elle avait entendu sa voix. Honor s’était éteinte en février 94, à la saison des amandiers en fleurs et des mimosas, sans qu’elle ait l’occasion de lui dire que, sur un coup de blues, elle avait demandé un échange de poste avec une jeune universitaire de la ville.

Dans son empressement à quitter la vie de province pour ce qu’elle imaginait des attraits sorbonicoles, la collègue lui avait suggéré un échange d’adresse qui leur simplifierait la vie à toutes les deux et tout avait été simple en effet. Au cours de l’été 94 elle s’était installée dans une petite villa à flanc de colline, pas très éloignée de celle que ses parents louaient autrefois pour les vacances, et elle s’était attirée la reconnaissance éternelle de la propriétaire en acceptant de se charger du chien qu’on lui avait offert, un an plus tôt, quand elle avait emménagé. « Il sera tellement plus heureux ici qu’à Paris. Et puis, avoir un chien c’est rassurant à la campagne ! » Elle n’avait aucun besoin d’être rassurée et le chien aucune vocation à repousser les assauts éventuels de qui que ce soit. Il était même viscéralement accueillant. Mais il lui avait fourni un bon prétexte pour renouer avec les longues marches dans la colline, selon des itinéraires variés mais qui aboutissaient presque tous chez Honor.

Elle va jusqu’à la source qui « pisse fin » — « Le gars pisse-fin c’était un vieux de la colline que tout le monde appelait comme ça, , faut croire qu’il avait des ennuis de prostate, le pôvre ! » — et revient s’asseoir un instant sous les micocouliers, dos à la mer. Si elle ne savait pas que c’est une souche d’olivier qui est adossée à la cabane, à côté de la porte, elle ne pourrait pas le deviner. Ce pourrait être n’importe quoi, végétal, minéral ou même animal. Le bois est tellement vieux, il subit depuis tant d’années les intempéries qu’il est d’un noir profond virant au gris métallique à certains endroit, piqueté comme une éponge sur le dessus, plissé, plein de trous et d’anfractuosités. Sur la souche, Honor posait une bassine émaillée dans laquelle elle jetait le marc de café avant de le mélanger à la terre des pots de géraniums. C’était censé être un engrais… ou un insecticide, elle ne sait plus. Dans une de ces cavités elle cachait la clé de la cabane — « De toute façon, avec un coup de pied, tu l’ouvres cette porte ! » Pour l’instant, personne n’a donné le coup de pied et la clé, c’est elle qui l’a prise, la première fois qu’elle est remontée après la mort d’Honor, à l’automne précédent, quinze jours après avoir fait sa rentrée. Entre la maison et la cabane, le plaqueminier faisait son grand numéro ; feuilles et fruits rivalisaient d’éclat et quelques kakis s’étaient déjà écrasés sous l’arbre en confiture orange translucide. Bientôt il ne resterait plus qu’eux sur les branches dénudées. Le chien avait goûté puis, offusqué par la pulpe astringente, il était venu la barbouiller d’un coup de langue. Elle n’avait pas réfléchi, elle voulait simplement ne plus pleurer, mais ç’avait été pire dedans que dehors. Derrière la porte étaient encore accrochés un tablier d’Honor et un parapluie. Elle savait qu’il était plein de trous, des trous qui l’avait faite hurler de rire un jour qu’elle en avait eu besoin mais bien moins que la remarque ulcérée d’Honor : « Tu peux rire, mais c’est un très Beau parapluie ! En silésienne… à lisières ! » Elles avaient eu du mal à se remettre de ce fou rire-là. Mais c’était l’odeur qui l’avait prise à la gorge et à la tête, un mélange de poussière, de lainage mité, de crottes de rats, de flytox, avec un rien de Nuit de Longchamp de Lubin et d’eau de cologne « pour les pieds » : tous les moments passés dans cette cabane pendant un quart de siècle ressuscités d’un seul coup. Le hachoir d’Honor était à sa place, suspendu à la barre en cuivre de la cuisinière Godin, et le petit saladier bleu aussi, dans le placard à vaisselle. Elle les avait pris tous les deux. Au dernier moment, elle avait ouvert le tiroir de la table qui supportait le gaz à deux trous et elle en avait extrait une cuiller en bois tellement usée que ce n’était plus qu’une idée de cuiller, grosse comme une pièce de deux francs. En dévalant la pente, elle avait eu l’impression d’entendre Honor se moquer d’elle : « Te voilà bien lotie avec un trousseau pareil, ma grande ! Sûr que tu vas attirer les prétendants ! »

Aujourd’hui non plus, elle n’ouvrira pas la cabane ; elle ne l’a d’ailleurs plus jamais fait depuis ce jour-là. Elle redescend après avoir salué le cyprès. (à suivre)

C. Musard