Les Vieilles (pierres) 15

        Allons bon, ce crétin de chien a tourné vers la Castille ! Elle s’élance derrière lui, prête à le défendre si l’autre le menace d’un coup de pied ou pire. Elle s’attend à tout de la part de ce sale individu. Le temps de parcourir la moitié du raidillon qui débouche sur la terrasse, elle a les poumons en feu et les jambes qui flageolent. Tant pis pour la discrétion ! Elle appelle ce fichu clébard à grands cris dans l’espoir que ça fera taire sa frousse. Dans sa précipitation elle manque se cogner à une toupie à béton et se laisse tomber sous le chêne devant la ruine. Le chien s’y trouve déjà, pas essoufflé pour un sou, lui, et avec cet air goguenard qui signifie : « Tu en as mis du temps ! ». Il n’y a personne. A la place de la ruine se dresse quelque chose qui tient de…  la cabane d’enfant ? Non, il n’y a rien d’enfantin là-dedans et il a fallu un homme et peut-être plusieurs pour aboutir à ce résultat. Des planches verticales et soigneusement jointées ont remplacé le mur effondré et, sur les trois autres côtés, prolongent ceux dont il ne restait que des pans de hauteurs inégales. Le tout a été mis hors d’eau par des tôles. Sur la façade, une fenêtre et la porte ont retrouvé des linteaux et sont munies de volets sommaires, à un seul vantail pour la porte et qui tient fermé grâce à une pierre. Contre le mur ouest, une grande citerne en plastique est posée sur des tréteaux. Elle passe entre ce mur et les lilas pour gagner l’arrière de la maison et constate qu’un enclos a été redessiné avec des piquets neufs et du fil de fer. Elle revient sur ses pas et, d’un coup de pied, déplace la pierre pour ouvrir la porte. Avec le jour qui se fait à l’intérieur le spectre ténu d’enfance s’évanouit. Derrière les planches s’élèvent des murs en agglos à bancher et divers outils qui n’ont rien à voir avec la panoplie d’un bricoleur du dimanche.  Sous la tôle, une corniche est prête à recevoir des poutres. De son sac à dos elle extirpe un appareil photo et prend toute une série de clichés sans chercher à comprendre pourquoi. Une fois dehors, elle remet la pierre en place et s’engage sur le sentier à l’ouest. Au bout de quelques mètres, elle s’immobilise, revient vers la Castille et ouvre grand le robinet de la citerne….

        Si on lui avait dit un jour qu’elle se mettrait à poursuivre des chasseurs dans la colline et pas dans le but de les insulter ! En passant par là pour rejoindre la ‘limonade’, elle s’impose une grimpette peu confortable. Le chemin  se transforme en escalier aux marches inégales et branlantes, bordé de chêne kermès qui vous accroche au passage mais, ajourd’hui, elle n’en a cure et se sent de taille à s’ouvrir dans la broussaille un passage à coups de dents si nécessaire. Après une demi-heure d’escalade ardue elle reprend pied sur le sentier civilisé qui la dépose en douceur à proximité de la terrasse. Elle passe sans ralentir devant la maison mais remarque du coin de l’œil malgré tout que ‘sa’ vigne a entrainé le fil de fer rouillé  avec lequel elle s’était solidarisée par ses vrilles brunies à moins que le fil ait lâché en premier : elle est affalée sur des tessons de terre cuite. Elle s’en occupera en mars (« Taille tôt, taille tard : la meilleure taille est celle de mars »). Elle fonce à travers les lauriers-tins qui ferment la pinède, d’une voix sonore appelle le chien pour signaler sa présence… et doit se rendre à l’évidence : il n’y a personne pour l’entendre. Pas le moindre chasseur ! Evidemment,  quand on a besoin d’eux ! Vexée comme un pou, elle hésite, manque s’étaler sur une flaque boueuse, se rattrape à un rosier sauvage et se griffe la main, jure comme un charretier, découvre deux petites roses sur le buisson et se dit qu’elle n’est jamais contente : soit elle redoute d’être entendue soit elle râle de ne pas l’être ! Le chien, lui, patauge avec bonheur dans le réservoir cimenté. Elle finit par s’approcher de la cabane. Même méthode de fermeture : une grosse pierre contre la porte. De son sac, elle extrait un petit bout de papier sur lequel elle griffonne quelques lignes pour se présenter et faire part de ce qui se trame à la Castille. Elle ajoute son numéro de téléphone et coince le message sous un caillou à l’intérieur. Elle ne peut pas faire plus pour aujourd’hui. Sauf continuer jusqu’au Fort pour écluser sa déception.

                                   Les vieilles

         « Tu y comprends quelque chose, Angèle ? Pendant trois mois il travaille du matin au soir et puis, du jour au lendemain, plus rien ! Ça va faire quinze jours qu’il est pas venu. La dernière fois il a refait l’enclos de Lascar si bien que j’étais sure de le voir arriver avec un âne le lendemain. Au lieu de ça ! Tu crois qu’il lui est arrivé quelque chose ?

         — Peuchère, comment tu veux que je sache ! C’est peut-être à cause des nistons, de l’école…. Ou à cause du froid. Tu sais bien qu’on peut pas gâcher le mortier quand il gèle. Tu te souviens les mains que Pascual avait en hiver ? J’avais beau lui faire des emplâtres de pomme de terre et d’huile d’olive, les crevasses se rouvraient sans arrêt, c’était affreux. Le pauvre, jamais il se plaignait, il me consolait comme si c’était moi qui sentais le mal et il osait plus me toucher. Et en février 56, que le froid a tant duré et la neige et la glace, qu’on en voyait plus la fin, tu te souviens, dis ? Le 25 décembre, on avait déjeuné dehors et le grand beau avait continué tout janvier, tu te rappelles ? Et puis le 2 février, le temps est devenu fou, le thermomètre descendait à une vitesse que c’était pas croyable. Des fois, j’y pense encore à cette nuit-là, à l’angoisse que j’ai eue. On était couchés, bien serrés tous les deux sous le dredon, et en plein mitan de la nuit, les craquements ont commencé ; ça venait de partout et on arrivait pas à comprendre, il y avait pas de vent et pourtant ça claquait sur tous les tons, un barouf du diable ! J’ai eu l’impression d’entendre des os, comme si des squelettes faisaient du raffut autour de la maison, et je me suis mise à trembler sans pouvoir m’arrêter. Au bout d’un moment, Pascual a dit d’une drôle de voix, je crois que ce sont les arbres… Et c’était bien ça, c’étaient les arbres qui mouraient et qui poussaient des cris terribles ; surtout les oliviers parce qu’ils étaient tellement pleins de sève, ils étaient vivants depuis tellement longtemps, la vie était tellement puissante en eux qu’elle pouvait pas les quitter en douceur, discrètement, comme elle fait pour un enfant malade ou un chat rasqueux. Alors ils mouraient en hurlant sous les attaques du gel qui leur fondait dessus en ouvrant des plaies énormes, en leur arrachant des grands pans d’écorce, à grands coups de boutoir qui creusaient des galeries dans leur tronc. C’était horrible à entendre. Quand ça s’est arrêté, c’était encore pire. On a pas dormi, on ne pouvait pas s’empêcher de tendre l’oreille ; chaque fois qu’une brindille claquait ou qu’il nous arrivait l’écho assourdi de la chute d’un pin, c’était du bruit presque normal qui pouvait laisser espérer un matin normal après une tempête. Mais quand on s’est levés, l’illusion s’est évanouie. Tous nos fruitiers étaient morts, nos oliviers ressemblaient à des caricatures d’arbres et Pascual a pleuré avec moi. Jamais je l’avais vu pleurer devant moi. Et il a passé toute la journée à abattre les arbres, malgré le froid, malgré ses mains qui saignaient. Comme fou, il était. Quand il est rentré, c’est encore moi qu’il a consolée : on replantera au printemps, t’en fais pas ma nine et, pour les oliviers, ils repartiront peut-être, on peut pas dire avec ces vieux-là. Et au printemps…

       — Ils sont repartis, je parie ; Avec toi, les histoires se terminent bien, comme dit Honor ! N’empêche…. et s’il avait changé d’avis ? Ou qu’il ait été chassé par les malfaisants qui ont classé la colline ? Ils sont capables de tout, ces gens-là, ils ont bien ruiné mon fils !

       — Allons, Gaby, tu sais que ce n’est pas la vérité et, en plus, tu te fais du mal. Il a peut-être simplement pris des vacances, cet homme, ou il attend la belle saison pour reprendre ses travaux.

        — Tu dois avoir raison. C’est pas possible qu’il revienne pas. »

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       Elle s’est assise sur la terrasse du Fort, les pieds dans le vide, et savoure le soleil qui se décide enfin à chauffer. De cette hauteur, par une trouée dans les arbres, elle voit bien la Castille, loin en contrebas, et ses murs en planches comme un masque sur un autre masque. D’un coup, elle saute sur ses pieds — au grand déplaisir du chien qui allait s’endormir sur le ciment tiède — et s’invective avec ardeur : « Faut-il être gourde !  Quelle parfaite andouille, ma mère, quelle niaï superlative ! Puisqu’il se cache c’est qu’il n’est pas dans son droit et qu’il le sait ! Joue les proprios, mon bonhomme, ça te quittera avant que ça me reprenne ! » Elle éclate de rire et le chien se résigne ;  visiblement, ce n’est pas encore l’heure de la sieste. (à suivre)

C. Musard