Les Vieilles (pierres) 14

                               VII

            Il fait un froid noir pour une fin novembre et le chien en est tout émoustillé. Il est vrai qu’il lui en faut peu. Pourquoi ‘noir’, au fait ? La journée s’annonce lumineuse au contraire, avec un soleil bien rouge à son lever. Elle aussi se sent vivifiée par ce mois de novembre à la mode méditerranéenne et par les effluves sucrés des néfliers en fleurs. Il y en a partout dans la colline et elle a l’impression de flotter sur leur parfum au fur et à mesure qu’elle monte. Comment vivre ailleurs qu’ici ? Comment retourner vivre à Paris où les mois de novembre lui donnent invariablement l’envie de se pendre ?

            Hier soir, elle s’est fait des tomates à la provençale. Surtout pour le plaisir de sentir au creux de ses paumes les poignées du hachoir, les boules en bois tellement lisse et doux. Chaque fois qu’elle imprime à la lame un mouvement régulier sur l’ail et le persil, elle entend les conseils d’Honor : « Ajoute une gousse d’ail sans quoi ce sera fade ; et quand c’est fade c’est pas bon. Et coupe plus fin. Il y a des gens qui veulent tout faire vite et, en général, ceux-là, leur vie elle ressemble à leur cuisine: ils y regrettent tout et ils s’étonnent que ça ait goût de rien ! ». Elle a pris son temps. Et elle a accompagné les tomates d’une omelette qu’elle a préparée dans le petit saladier bleu. Pas plus bleu, à vrai dire,  que le froid n’est noir : il a juste près du bord une ligne bleu qui s’interrompt pour laisser place à une fleur, également bleu, très stylisée… pour ne pas dire d’un dessin enfantin. Le reste est d’un beigeasse irrégulier et craquelé qui tire sur le marron par endroits ; Honor le glissait dans le four du Godin pour tenir chaud ce qu’il contenait et la faïence a brûlé. En plus, il est fêlé. Une fêlure très ancienne, d’un marron presque noir,  qui résonne lorsqu’on pose le saladier sur une table et qui donne l’impression que, cette fois, il va se casser en deux. Mais non. Au cul, il y a un écusson sous lequel on ne distingue plus que ‘…  Frères’ et Vittel et le rebord est mangé d’ébréchures. On ne peut pas dire qu’il soit beau, ça non, mais elle le trouve crâne ! Comment un si modeste objet a-t-il pu accumuler autant de plaies et de bosses et continuer, malgré elles, à servir ? Il est plutôt prévert que prudhomme, ce saladier ! Pas du tout le genre « d’un coup d’éventail fut fêlé » mais carrément : « Moi, je porte bonheur parce que c’est mon métier ». Et le bonheur c’était souvent la pâte à beignets qu’Honor préparait dedans : des beignets d’aubergines, ou de courgettes, ou de restes qu’elle assaisonnait comme personne en racontant des histoires.

         « … A propos de cuisine, j’avais une amie — Claire, elle s’appelait — qui était une vraie championne. Il y avait qu’à la regarder pour comprendre que se nourrir, pour elle, c’était pas du tout secondaire, elle était ronde de partout que c’était un vrai bonheur. En vieillissant, évidemment, elle a maigri et « ‘tout finit un jour par tomber’ » comme dit la chanson. Tu la connais pas, cette chanson ? Mais si, c’est dans une opérette, je crois… Qu’est-ce que tu as appris dans tes écoles, des fois on se demande ? Toujours est-il que, je sais pas si tu as remarqué, il n’y a que deux façons de vieillir : il y a ceux qui se fripent, qui se dessèchent, se ramorillonent, tant qu’ils finissent par ressembler avant l’heure au squelette qu’ils seront bientôt ; et puis il y a les vieux qui gardent du gras et alors il leur vient des pangeroles de partout : des bajoues, des barbillons dans le cou et les seins sur le ventre, et tout ça vibre comme de la gelée anglaise au moindre mouvement. Tu peux rigoler mais c’est vrai !

          Claire, elle est devenue comme ça et comme elle avait toujours eu un pif qui se voyait de loin et pointu du bout, et que le nez se déforme comme le reste — Si, si, tu verras ! — elle a fini avec un vrai tarin de sorcière, le genre qui donne l’impression de vouloir toucher le menton, avec une verrue au bout pour arriver plus vite ! Mais non, crème d’andouille, je n’exagère pas ; t’as qu’à voir comme je suis devenue : une vraie sartan moi aussi ! La vérité c’est que si on te parle d’un ‘beau vieillard’, si on te dit ‘elle a été très belle’, d’une manière ou d’une autre, on te raconte des niaiseries : soit le vieillard n’est pas vieux soit elle est devenue une vraie ruine et laide à faire peur. On n’y peut rien c’est comme ça. Bref, mon amie, elle était comme moi ; elle en avait pas de regrets, elle avait jamais été jolie. D’ailleurs c’était pas le genre à  avoir des regrets, et pour rien. Son nez, il lui avait bien servi ! Elle était capable de sentir l’alcool de figue que j’avais distillé deux jours plus tôt, c’était une vraie calamité. Pour le reste, elle avait eu un mari dans le temps,  ils étaient restés aux colonies quelques années et, comme beaucoup d’autres, ils étaient rentrés les poches pleines. Ben ils ont tout mangé ensemble et elle est arrivée à l’âge de la retraite sans un sou d’économie. C’était la dèche la plus complète et elle s’est installée dans une espèce de trou à rat dans l’ancien quartier réservé de la ville. Je ne sais pas si tu te souviens de cet épicier qui voulait m’acheter le cabanon, il y a des années de ça ? Claire s’est mise à faire un peu d’espionnage pour lui chez les concurrents — les prix, les nouveaux articles — et il la payait en nature pour ce service. Et elle, comme elle savait pas faire ‘petit’, elle cuisinait pour elle-même et pour les voisins qui étaient tous des purées comme elle. Crois-moi qu’ils l’appréciaient ! Tellement même que, le jour où elle est morte, ils sont tous venus et ils ont tout pris. Il n’est resté qu’une robe de chambre trop mitée même pour eux et la petite armoire à glace, enfin, à morceau de glace que j’ai montée ici. Tu veux que je te dise, je crois qu’elle a dû trouver ça tout à fait normal et leur donner sa bénédiction…

           Pour en revenir à Claire et sa passion pour la cuisine, tu imagines bien que, pendant la guerre, elle a fait comme les autres, elle a maigri et ça lui plaisait pas. Une fois que  les Allemands ont tenu cette ville comme tout le reste, elle a réussi à se faire embaucher par eux pour coudre et remplir des sacs de farine. Et tous les soirs, elle sortait avec son petit paletot sur le bras, l’air de rien. Sauf que dans une manche elle avait fait une fausse manche qu’elle remplissait de farine qui passait au nez et à la barbe des boches. Et le reste du temps, elle arpentait les environs, pif au vent comme un chien de chasse, pour trouver des trucs à échanger contre de la farine, n’importe quoi pourvu que ça se mange. On la pétait gravement, tu sais. Voilà qu’un jour, des gens de la colline lui disent qu’ils ont des lapins mais qu’ils peuvent pas les nourrir ; Esmieux, ils s’appelaient et ils la pétaient encore plus que les autres. Aussitôt ma Claire leur propose de leur porter de la farine et de lui en engraisser un et elle se dit, bonard, d’ici quelques semaines, je ferai une gibelotte qu’ils sont pas près de l’oublier au cabanon. Elle s’en pourléchait à l’avance et, aussi, du plaisir qu’elle nous ferait ! Tout en cousant ses sacs, elle arrêtait pas d’y penser à sa gibelotte et d’améliorer sa recette comme s’il y avait de tout dans les magasins et que sa bourse lui permette d’acheter n’importe quoi ! Encore un peu et elle le fourrait au foie gras son lapin ! Et toutes les semaines recta elle apportait la farine. Au bout du temps ad hoc elle a commencé à demander si son lapin était pas bon à tuer mais les autres répondaient : « Vous devriez attendre encore un peu, il se fait pas trop beau, il a encore besoin de prendre, vous savez… ». Ça a encore duré des semaines jusqu’à ce que ma Claire se fâche et exige son lapin ; le dimanche d’après, on était six à table parce qu’elle m’avait dit d’inviter la Colonelle et la petite Italienne qui étaient nos voisines et crois-moi que ça sentait bon ! Mais quand elle est sortie de la cabane, le cocotte dans les mains, rien qu’à sa tête, on a compris que la grosse catastrophe s’annonçait. Elle a soulevé le couvercle en fonte et, d’une voix terrible, elle a ordonné : « Regardez ! » ; elle a servi une cuisse à mon frère avec le même mot : « Regardez ! ». Ma foi, la cuisse était maigre mais, enfin… Alors, elle a tonné : « J’ai bien réfléchi, c’est du rat ! Pour être esquiché comme ça, c’est pas du lapin, ils m’ont refilé du rat ces encatanés, ces enfants de pute ! Ah les saligauds, les bâtons merdeux ! » Elle n’a jamais voulu en démordre et elle y a pas touché à sa gibelotte. Nous, oui. C’est sûr qu’il était pas gros mais c’était quand même un lapin et on l’a mangé. De la farine il avait dû avoir l’odeur du festin plus que la chose elle-même…  Pauvre Claire ! Il n’empêche, c’était une sacrée cuisinière. » (à suivre)

  1. Musard